« L’imaginaire du rebelle est utilisé pour défendre une forme de conservatisme »

Dans l’ouvrage « Faux Rebelles. Les Dérives du « politiquement incorrect », Philippe Bernier Arcand analyse le basculement d’un camp à l’autre de cette figure essentielle de l’espace public. Aujourd’hui, la nouvelle figure du rebelle « casse les codes des discours progressistes et du politiquement correct », assure l’écrivain québécois.

Dans cet essai alliant rappels historiques et concepts sociologiques, Philippe Bernier Arcand se penche sur un phénomène observable depuis plusieurs années et qui semble prendre de l’ampleur : la volonté de certains mouvements de droite de se positionner comme « rebelles » face à une prétendue hégémonie de la pensée progressiste.Du « convoi de la liberté » aux discours ridiculisant le mouvement Woke ou conspuant les militants contre l’antiracisme, de plus en plus de gens se réclament de valeurs conservatrices et, du même souffle, s’identifient comme des résistants qui défieraient le pouvoir, les médias et – plus généralement – ce qu’ils perçoivent comme un véritable règne du politiquement correct.

Historiquement associée à des valeurs progressistes, la figure du rebelle aurait aujourd’hui changé de camp. Dans Faux Rebelles. Les Dérives du politiquement incorrect (Poètes de brousse), le professeur et écrivain québécois Philippe Bernier Arcand se penche sur un phénomène observable depuis plusieurs années et qui semble s’accroître : la volonté de certains mouvements de droite de se positionner comme « rebelles » face à une prétendue hégémonie de la pensée progressiste. Comment expliquer un tel renversement de paradigmes ?

Le Point : Que signifie être rebelle ?

Philippe Bernier Arcand : Être rebelle, c’est être en révolte contre une autorité ou refuser de se soumettre à une autorité. Après la Seconde Guerre mondiale, avec le vent de liberté des années 1960 et 1970, l’autorité est notamment représentée par la famille – voire le père de famille –, l’école et l’Église. Le rebelle est donc souvent associé, du moins à cette époque, au courant beatnik, au mouvement hippie et à différents événements contestataires réclamant plus de libertés.

Ce terme est-il associé à la violence en politique ?

En général, lorsque l’on parle du « rebelle » dans le débat d’idées et dans les affaires publiques, on ne fait pas référence à la violence politique, mais plutôt à une transgression non violente face au conformisme. Les manifestations pour les droits civiques dans les années 1970 étaient pacifiques, souvent même festives, voire « Peace and Love ». Il y a eu toutefois de notables exceptions avec des groupes terroristes tels que les Brigades rouges, les Black Panthers ou le Front de libération du Québec (FLQ).

Qu’est-ce qui a changé, depuis les années de la contre-culture jusqu’à aujourd’hui, dans l’idée de la transgression ?

Les rebelles des années de la contre-culture étaient associés à la contestation qui visait à atteindre la morale commune et à briser les tabous d’une société conservatrice. Aujourd’hui, on adopte ce même style transgressif, mais en sens opposé, pour casser les codes des discours progressistes et du « politiquement correct ». Le conformisme prend désormais la forme du « politiquement correct ». Le rebelle conteste toujours l’ordre social dominant, mais, puisque les valeurs dominantes ont changé, on se retrouve face à des rebelles d’un nouveau genre.

On a l’impression d’assister à un retournement idéologique. Vous écrivez : « La subversion est passée du côté de la conservation. » Est-ce qu’aujourd’hui, les véritables subversifs seraient les conservateurs ?

Je crois que cette impression dérive du fait que ceux qui adoptent la posture rebelle le font contre une prétendue dictature du « politiquement correct » et de la bien-pensance. Cette contestation a lieu dans le cadre d’une guerre culturelle où l’on brouille les pistes en présentant de façon caricaturale des courants progressistes. L’imaginaire du rebelle est utilisé pour défendre une forme de conservatisme, en réaction à une société qui changerait trop vite ou qui, aveuglée par la modernité, évolue dans la mauvaise direction.

Quant à savoir si les conservateurs sont véritablement subversifs, c’est un autre débat qui porte sur cette supposée idéologie dominante. On remarque toutefois qu’en présentant le progressisme comme une hégémonie, comme un « système » puissant, ceux qui s’opposent peuvent se présenter comme les rebelles de ce système. Cela leur permet de miser sur l’idée de transgresser la doxa progressiste, avec tout ce que cela implique de pouvoir de séduction, quelque chose comme un fruit défendu.

Plusieurs groupes populistes et d’extrême droite se revendiquent d’un imaginaire de la rébellion et de la dissidence. En France, depuis la Libération, la gauche donne l’impression d’avoir un quasi-monopole sur le « pouvoir intellectuel ». Est-ce que l’hégémonie culturelle de la gauche a constitué l’un des facteurs ayant contribué à ce renversement du concept de rebelle ?

En effet, sur plusieurs enjeux, on semble assister à un ressac culturel face à une société que l’on présente comme progressiste et libérale. Ce ressac prend la forme d’un ras-le-bol, voire d’une crainte à l’égard du progrès et de la modernité. Cet effet peut s’expliquer en partie par le fait que tous n’avancent pas au même rythme que les militants de certaines causes, notamment LGBTQ, féministes et antiracistes.

On remarque une certaine lassitude par rapport aux valeurs associées au progressisme, un peu comme s’il y avait un « retour de bâton culturel » entre les valeurs modernes caractérisées par la mondialisation et la tolérance et l’ouverture face à la diversité culturelle.

Cela peut aussi prendre la forme d’une résistance au cosmopolitisme et au multiculturalisme ; peut-être parce que bien des gens jugent, à tort ou à raison, que les mouvements vers l’émancipation seraient devenus excessifs, dictatoriaux et empêcheraient l’expression de discours plus conservateurs et partisans de l’enracinement.

En tant que société démocratique, nous nous devons de défendre la liberté d’expression. Comment est-il possible de construire les conditions pour un débat public qui ne soit pas clivé entre bien-pensants et rebelles aujourd’hui ?

On remarque que non seulement une droite radicale et des droites extrêmes semblent s’être approprié le concept de liberté d’expression, mais le camp adverse, qu’on pourrait qualifier de progressiste et de gauche, est décrit de plus en plus comme opposé à la liberté d’expression, en étant associé à la censure et à de nouveaux concepts que l’on caricature tels que le mouvement « woke » et la « cancel culture ».

Il est indéniable que des excès de « politiquement correct », dont plusieurs ont fait la une des médias, ont nui à la liberté d’expression et il est important de les dénoncer. Cependant, la réflexion ne doit pas s’arrêter là et l’on doit aussi s’inquiéter de la montée d’opinions racistes, sexistes ou complotistes dans le débat public qui se font souvent au nom de la liberté d’expression.

Le problème n’est évidemment pas la libéralisation de la parole, mais le contenu véhiculé par cette parole, et le fait que des individus puissent tenir des discours intolérants et dangereux au nom de la liberté d’expression. La défense de la liberté d’expression ne doit pas prendre uniquement la forme d’une traque de toute forme de prétendue censure pour se poser en victime de la rectitude politique. Il est parfaitement possible de défendre la liberté d’expression tout en dénonçant le sexisme et le racisme.

« Faux Rebelles. Les Dérives du « politiquement incorrect », de Philippe Bernier Arcand, éditions Poètes de brousse, septembre 2022, 16,99 euros.

Le Point