Marabouts, sorciers, magiciens… : L’essor de « l’occultisme » en France
L’affaire a secoué le foot lorsque Mathias Pogba a accusé son frère Paul d’avoir fait appel à un marabout contre Kylian Mbappé… mais le recours aux sorciers est beaucoup plus courant qu’on ne le pense dans la société française.
« Vous vous étonnez qu’un joueur de foot fasse appel à un marabout pour jeter des sorts ? » Dans son bureau parisien, Youcef Sissaoui, président de l’Institut national des Arts divinatoires (Inad) – oui, ça existe – s’énerve franchement : « Mais ça dépasse largement le foot ! Toute la population a recours à ces pratiques ! Banquiers, industriels, policiers, politiques… avec internet, l’occulte a explosé. » Explosé ? On s’est souvenu d’avoir vu passer quelques affaires, récemment.

En 2021, on apprenait qu’une candidate de télé-réalité, Carla Moreau, avait payé une voyante jeteuse de sorts pour nuire aux autres candidats de l’émission « les Marseillais ». Au total, plus d’un million d’euros déboursés. En janvier dernier, un tribunal jugeait un marabout qui avait extorqué 26 000 euros à un homme voulant rendre sa voisine amoureuse de lui. Il avait filmé une séance où il demandait à son client de s’étendre nu, sur son lit, une culotte de ladite voisine à la main… et l’avait menacé de divulguer la vidéo ensuite.
Ces histoires qu’on pensait rares, un rien anecdotiques, sinon folkloriques, seraient donc la partie émergée d’une pratique très répandue mais impossible à chiffrer, drainant toujours plus d’argent, de clients et, au passage, d’escrocs et de victimes ? « La sorcellerie n’est pas un phénomène résiduel, confirme l’ethnologue Dominique Camus, qui a consacré au sujet ses livres (« Enquête sur les sorciers et jeteurs de sorts en France aujourd’hui », Ed. Bussière, 2018.), sinon sa vie. Dans n’importe quelle région de France, il y a des sorciers. Ceux qui les consultent ont tous les profils sociologiques. Et ce n’est pas parce que vous ne voulez pas le voir que vous ne serez pas touché un jour. Personne n’échappe au malheur sorcier. » Diantre.
Premier constat : sur internet, on trouve pléthore de marabouts promettant de faire revenir « l’être aimé » en une semaine, avec « résultat garanti ». Et de nombreux jeteurs de sorts, sur les plateformes de voyance, proposent des services occultes. Pour en savoir plus sur leurs clients, on a appelé quelques-uns de ces sorciers 2.0. Aucun n’a accepté de parler avec nous.
« Normal, ils sont sorciers comme moi je suis boulangère ! » grogne Sonia Lazareff. Voilà quarante ans que cette rousse aux yeux verts, nièce du fondateur de « France-Soir », ex-illusionniste, formée en Afrique, jette des sorts. Une activité – 100 euros la consultation, environ 3 000 euros les « travaux » – qui l’occupe à plein temps – enfin, surtout la nuit vu que c’est une sorcière – dans son cabinet du 11e arrondissement de Paris bourré de statues africaines, pattes de crocodile, potions, poudres et autres étrangetés pas toujours définissables. « Cette profession est bourrée de charlatans, surtout maintenant avec internet, et la plupart ne savent rien faire ! » s’indigne-t-elle. Dans le paysage sorcier parisien, Hécate est une des seules que Sonia respecte : « On est deux mammouths, si on se lançait des sorts, ça ferait deux morts. » Elle éclate d’un grand rire sonore.
La jalousie, « un vrai poison »
Hécate pratique dans le 16e arrondissement. Cheveux de jais, khôl sous les yeux, ongles noirs, cette sorcière « luciférienne » – ayant fait allégeance à l’ange déchu, donc – reçoit très courtoisement, voire bourgeoisement, au milieu des crânes, bougies, poupées, et autres riants accessoires. Depuis quarante ans, elle dit privilégier des clients « haut de gamme », des « artistes et même des juges et des avocats »… Sa clientèle est composée à « 70 % de femmes ». Et chez elle comme partout, « ce sont les demandes d’amour » qui font principalement venir les gens. L’amour, ou plutôt le manque d’amour, et le désespoir qui va avec. Et la jalousie, ah ! la jalousie, « un vrai poison ».
« Le second pôle, c’est les affaires financières. Et après, très loin, on a les ventes de maison, les héritages. » Elle affirme refuser les demandes telles que « gagner au Loto », « devenir une star de la chanson », ou encore celles qui sont « trop sordides », comme la requête de cet expert-comptable qui « voulait éliminer son fils pour faire hériter sa jeune compagne. J’ai refusé, il m’a dit que j’étais trop conne, qu’il irait voir ailleurs ».
Hécate trouve les gens de plus en plus « impatients, perdus et violents ». « A l’image du monde tel qu’il devient, suppose-t-elle. On me dit “je veux me débarrasser de lui”, j’imagine que la personne a fait quelque chose de monstrueux, mais non : c’est juste un collègue qui a pris la place ! » Elle soupire. « On fait du sorcier un outil de vengeance. » Elle qui se verrait parfois plutôt « en nounou ». Une nounou luciférienne, quand même.
« Mauvaises ondes »
Chez les marabouts et les sorciers, il y a ceux qui viennent pour faire jeter des sorts, et ceux qui viennent pour les contrer. « Des gens croient qu’ils sont envoûtés parce que rien ne va dans leur vie, alors qu’ils ne le sont pas, constate Sonia Lazareff. Inversement, certains sont envoûtés et ne savent pas qu’ils le sont. » Tiens, au hasard : nous. Tout a l’air d’aller bien, comme ça, de prime abord. Elle propose de vérifier, « c’est rapide, quelques minutes ». Elle nous fait tirer quatre cartes, et toc : le pendu. Quelques cartes encore, et hop : la comète. Le verdict tombe : un ex-amour semble vouloir « torpiller » ma vie sentimentale. « J’imagine que vous ne voulez pas lui faire de mal ? » dit-elle. « Euh, non. » Elle secoue la tête, navrée. « C’est fréquent que les envoûtés ne veulent pas faire de mal en retour, mais il faut neutraliser celui qui vous en fait, sinon il tape double ! Si vous voulez, on peut juste faire en sorte qu’il vous oublie. » Encore faudrait-il être prêt à donner une photo du monsieur, puis brûler une arachide qu’elle aurait préalablement fourrée d’on ne sait quoi…
André Berton refuse, lui, de « faire le mal à ceux qui font le mal ». Cet ancien paysan, qui a ensuite été patron de boîte de nuit, raconte qu’il a appris le désenvoûtement en le pratiquant sur lui-même. « Mon ex-femme m’avait jeté un sort, j’ai été malade pendant quinze ans. »
En parfaite forme aujourd’hui, ce nonagénaire alerte quitte sa Charente-Maritime deux jours par mois, pour son local sommaire du 15e arrondissement de Paris. Ses clients attendent leur tour, sans rendez-vous, sur des chaises en plastique et un sofa marron affaissé, avant d’entrer dans un minuscule box de bois bricolé au milieu du salon. Là, en chemise à rayures et veste bleu marine, avec pour tout accessoire un christ en croix et un pendule, André Berton chasse « les mauvaises ondes ». Trente euros la consultation, 70 euros le travail à distance. Il accepte tout le monde, sauf les marabouts. « Deux sont venus me voir un jour, pour que je les nettoie, ils étaient plus que chargés [de mauvaises ondes, NDLR], mais comme ils font du mal à mes clients, je ne leur ai pas donné les bonnes prières ! » Il glousse, ravi de son coup.
On est resté deux après-midi, sur son canapé, à regarder un défilé d’hommes et de femmes, de toutes origines, de tous âges… Certains venus consulter pour la première fois, d’autres fidèles depuis plus de vingt ans. Un psychiatre et sa maîtresse persuadés d’être victimes des sorts jetés par la femme de monsieur parce qu’ils ne dorment plus la nuit et ont mal partout. Une ex-cadre bancaire récemment retraitée, paniquée par ses voisins. « Des Indiens, nous raconte-t-elle. Depuis qu’ils sont là, il y a des mauvaises ondes, d’ailleurs M. Berton me l’a confirmé. Les vieilles dames de l’immeuble tombent toutes dans l’escalier, moi-même, je suis tombée trois fois ! Je suis quelqu’un de sceptique, mais là, il y a trop de signes… »
A les entendre, tous, le ciel au-dessus de nos têtes cartésiennes serait saturé de sorts et contre-sorts, jetés dans tous les sens. « Un sport national », glisse un magnétiseur, lui-même persuadé d’avoir été la victime d’un voisin médecin, jaloux de sa clientèle, qui aurait fait en sorte de le rendre « invisible » : « Mes clients ne trouvaient plus ma porte. »
Comment garder ses repères, dans ce monde hors-sol ? Où finit la sincérité, où commence la manipulation ? Qu’y a-t-il de juridiquement condamnable ? Même la loi semble dépassée. « Aucun texte n’indique que jeter des sorts est illégal, car jeter un sort n’existe pas dans la réalité matérielle et laïque de nos sociétés actuelles », confirme Me Georges Parastatis, avocat qui a suivi, et suit encore, plusieurs affaires. Youcef Sissaoui réclame depuis des années qu’on légifère sur la profession :« Ce qui n’est pas interdit est autorisé, n’importe qui peut dire qu’il est marabout ou sorcier. Ce vide juridique est insupportable. »
« J’ai été reçu par le substitut du procureur de la République de Paris, qui m’a dit : “Les gens ne sont pas idiots, on ne les a pas obligés à donner leur argent.” Mais les gens sont manipulés ! »
« J’ai fait une bêtise… »
Face au vide, l’Inad accompagne les victimes dans leurs démarches en justice, négocie au coup par coup des remboursements partiels auprès des sorciers, distribue les bons et les mauvais points. En toute subjectivité. Sur son site, l’association fait de la pub à ceux qu’elle classe dans la catégorie des « bons » voyants – soit ceux qui ont payé leur adhésion à l’association et se sont notamment engagés dans une charte à ne pas pratiquer de « travaux » occultes. Et elle dénonce publiquement ceux qu’elle classe parmi les « mauvais », via des témoignages de victimes. De temps en temps, oups, un nom glisse d’une catégorie à l’autre…
Dans notre enquête, on a rencontré des clients satisfaits. D’autres, qui estiment avoir été salement escroqués. Qu’ils aient fait appel à un marabout ou à une sorcière, les histoires racontées par ces derniers se ressemblent. Une période de fragilité, un premier versement, puis d’autres, de plus en plus importants ; les « travaux » occultes qui n’en finissent pas de ne pas finir, « les esprits » qui en demandent toujours davantage. L’impossibilité de se dire qu’on s’est fait flouer. Si on ne paie pas, une dernière fois, tout échouera. Le malheur s’abattra sur le consultant, voire sur sa famille… La peur que les messages finissent sur internet ou dans la boîte mail d’un proche. Comment avouer qu’on s’est ruiné pour récupérer sa femme, dézinguer son n + 1 ou avoir voulu échapper à un hypothétique sort lancé par son voisin ? La honte garantit le silence, favorise l’emprise.
Pour en sortir, il faut souvent un déclic : le témoignage d’une victime, qui fait soudain écho à sa propre histoire, un énième crédit refusé par la banque, un proche inquiet qui finit par arracher des confidences… Rétrospectivement, nos interviewés, qui veulent rester anonymes, disent ne pas comprendre comment ils en sont arrivés là. « J’ai toujours eu la tête sur les épaules pour les dépenses familiales, souffle cette vendeuse de vêtements, mère célibataire. Et là, en six mois, j’ai dépensé toutes mes économies et emprunté, au point d’avoir un frigo vide quand les enfants rentraient le soir ! » « J’étais dans un tel état après le départ de ma femme, soupire ce médecin à la retraite. J’ai été trop con. » Les deux ont porté plainte.
Peut-être qu’un jour leur sorcier (ère) sera condamné(e) pour escroquerie, comme l’a été le marabout de l’homme filmé nu avec la culotte de sa voisine – dix-huit mois avec sursis probatoire et interdiction d’exercer. En attendant, ils voient réapparaître leurs escrocs sur d’autres plateformes, avec de nouveaux pseudonymes, ou trôner ostensiblement dans leur cabinet avec pignon sur rue. Quand ce n’est pas carrément sur un plateau de télé.
Dans la salle d’attente d’André Berton, une ancienne acrobate de cirque entre dans le box en tremblant. Elle parle fort, on l’entend à travers la cloison. « J’ai fait une bêtise… J’ai cru que quelqu’un avait volé ma chaîne, alors j’ai fait des malédictions, mais voilà, je l’ai retrouvée ! Et du coup, ça s’est retourné contre moi, depuis trois semaines, j’ai que des ennuis ! » Car la sorcellerie – c’est réconfortant – a une morale. Enfin, sa morale. Si vous lancez un sort injuste, ou trop faible, paf, il risque de vous revenir comme un boomerang. Pour preuve : l’ex-femme d’André Berton, qui l’aurait donc envoûté, aurait « failli mourir » quand il a rompu le sort.
« Elle pesait 35 kilos, elle est venue tout avouer et me demander de l’aide », raconte-t-il. Une voisine de Sonia Lazareff, « maléficiée » par sa famille, raconte : « Je faisais fausse couche sur fausse couche, et Sonia m’a aidée. Maintenant, j’ai trois enfants… et c’est dingue, ma sœur, elle, a un cancer des ovaires. » C’est à ce moment-là qu’on a compris : Mbappé a brillé à la Coupe du Monde, alors que Pogba, censé avoir jeté un sort contre lui (même s’il le réfute), s’est blessé… CQFD.