Marseille : Des quartiers nord au centre-ville, le trafic de drogue est devenu un vrai “gangster tour”

Depuis le début de l’année, 17 personnes ont trouvé la mort dans des règlements de comptes sur fond de trafic de stups dans la cité phocéenne. Après le règne de la mafia, puis celui des clans familiaux, la ville est aujourd’hui aux prises avec une armée d’adolescents des quartiers nord, ou des migrants, prêts à s’entretuer pour quelques euros. Troisième et dernier volet de notre récit.

Marseille s’enracine depuis quelques semaines dans la cité de la Paternelle, dans le XIVe arrondissement. Un des secteurs les plus pauvres de France, où les familles – souvent monoparentales – s’entassent dans des cubes ou des murailles de béton. « Ici, c’est la démerde confie Luc un ancien éducateur communiste, aujourd’hui pessimiste. Au mieux, les gosses travaillent au noir. Au pire, ils trafiquent des cigarettes bon marché ou vendent de la came quasi douze heures par jour. J’ai fini par lâcher prise. Trop de haine, de rancœur. »

À Marseille, au commissariat Nord, le 9 septembre 2020.

En circulant discrètement, de nuit, d’un point de deal à un autre, entre les camions des CRS dépêchés par le ministre de l’Intérieur depuis que trois jeunes du quartier ont été tués et huit autres blessés, on croise des ombres, des zombies qui veillent sur l’un des plans les plus fructueux de la cité. « Ils se connaissent depuis la crèche, ces couillons, explique Luc.

Mais ils se font manipuler par des caïds de la came – qui, eux, restent bien planqués – qui leur gueulent dessus en leur disant : “Eux, là, tu les dessoudes, faut les rayer de la carte.” Ça a commencé par des tirs de kalachs en l’air, puis contre les façades des immeubles. Puis ils sont passés aux choses sérieuses : jambisation [tirs dans les jambes] des guetteurs et, dans la foulée, fusillades contre les points de deal des concurrents. »

C’est la stratégie de la terreur appliquée aux quartiers populaires de Marseille. Mais, effet boule de neige, un assassinat en entraîne un autre. Désormais dans les familles atteintes par un acte criminel, tout le monde veut se venger.

Hypermarché à ciel ouvert

« Viens, on va faire le “gangster tour” », propose Moussa, 52 ans, ancien instituteur. Direction Campagne Lévêque : une immense barre de béton où les petits caïds entassent des dizaines de Caddie de supermarché dans les étages pour empêcher les flics de les arrêter quand ils montent des opérations commandos. Plus bas, c’est Bassens, à deux pas d’un des commissariats les plus importants de la ville. La cité, quelques immeubles de quatre étages, paraît dormir sous un doux soleil printanier. Une illusion : les « ara, ara », cris de guerre des choufs, résonnent dès que des étrangers débarquent à l’improviste.

En une dizaine d’années, Bassens s’est enfoncée dans la came en passant du cannabis – qu’on ne trouve presque plus aujourd’hui – à la cocaïne (50 € le gramme), l’héroïne, les drogues de synthèse. Un hypermarché à ciel ouvert, avec des trafiquants encagoulés filtrant l’entrée de la cité. Pour rentrer chez soi le soir, à la fin de sa journée de travail, il faut montrer patte blanche. Et, à l’occasion, saluer l’imam du quartier qui veille sur les « petits » pour qu’ils ne boivent pas d’alcool, fassent le ramadan et s’assurent que les filles sortent couvertes : hidjab obligatoire, voire niqab.

Rebondissement : le « gangster tour » organisé par Moussa bifurque et, au lieu de filer plus au nord, prend la direction de la Belle-de-Mai, un quartier populaire en phase de gentrification. C’est l’effet « Plus belle la vie », la série de France 3 qui a attiré des milliers de touristes rêvant de rencontrer leur héros en chair et en os. Si une partie de la Belle-de-Mai s’est embourgeoisée, il suffit d’un jardin, d’un patio, d’une placette, pas trop propres mais bien planqués, pour que les dealers s’en emparent. Dans l’entrelacement de ruelles menant vers la gare Saint-Charles, entre échoppes à la mode, bars à chichas, cafés nord-africains, magasins en gros de semoule de couscous et épiceries fines, une autre guerre commence : celle des territoires du « presque centre-ville ».

« Ça leur monte à la tête »

Moussa se désole : « Les prochaines victimes, c’est ici qu’on les trouvera, plus forcément dans les quartiers nord. Ils se jalousent, ils se toisent, ils s’insultent. Ça va finir par dégénérer, je le sais, je le sens. Ces plans stups ne représentent pas grand-chose. Quelques milliers d’euros par jour, pas plus. Mais ça leur monte à la tête. Et bientôt, ils vont sortir les flingues… » C’est en réalité déjà arrivé : le 8 décembre 2022 et le 23 janvier 2023, deux hommes de 18 et 25 ans ont été abattus à la Belle-de-Mai lors de deux règlements de comptes.

Moussa, un rien dépité, fait défiler le plan de la ville sur l’écran GPS de sa voiture : « Le Roucas blanc, la Pointe rouge, là où se trouve la fameuse statue de David… Les beaux quartiers quoi ! Ici, ce ne sont pas les gamins des cités qui tiennent le business, mais les “gros”, les “anciens”, les Corses. C’est du haut niveau. La coke – pas celle à 50 € le gramme, la pure – circule dans les établissements de nuit. Au point que les patrons des bars et des boîtes ont engagé des portiers devant les toilettes pour empêcher les consommateurs de sniffer dans les toilettes… » Fin du voyage. Pas de la guerre.

Marianne