Moyen-Orient : Une région sous l’emprise de la drogue
Drogue et Moyen-Orient font bon ménage. Ou plutôt la première mine le second. Si les stupéfiants ont épousé la courbe de la globalisation, en ont même profité outrageusement, et s’il demeure des particularités locales – la production de la cocaïne en Amérique du Sud –, cette partie du monde, à la faveur de l’essor de Daech, État narco-islamique, ou des attentats commis sous l’emprise du captagon, a renoué avec une tradition qu’on lui a attribuée de manière un peu hâtive et stéréotypée (Mille et Une Nuits, secte des Haschichin).
Dans un ouvrage truffé d’exemples, Jean-Pierre Filiu, professeur en histoire du Moyen-Orient à Sciences Po, revient très précisément sur cette tradition de consommation moyen-orientale avant de brosser pour chaque grand pays, Syrie, Arabie saoudite, Turquie, Iran, Afghanistan, Égypte, le paysage d’un siècle de stupéfiants, qui pèsent sur les relations entre ces différentes puissances.
Le Point : Le Moyen-Orient a une longue histoire de la drogue, en particulier de l’opium. Comment s’est-elle écrite, notamment en Afghanistan, en Iran, en Turquie ?
Jean-Pierre Filiu : Les conditions climatiques ont permis très tôt cette culture, surtout en Perse, où sa production remonte à plus de cinq siècles, stimulée par une consommation locale, un phénomène d’addiction relevé jusqu’à la Cour, où l’opium est ouvertement consommé. On assiste, malgré une hiérarchie religieuse divisée ou hostile, à une banalisation, ou à une exaltation poétique de ses vertus. En Turquie, en Afghanistan, d’autres considérations, fiscales, l’emportent, plus tardivement. L’opium pèse dans la balance des paiements, et l’émir de fer afghan, au début du XXe siècle, de même qu’Atatürk, après 1923, valorisent la ressource « opium » pour moderniser leur pays à marche forcée, par le haut. Le despotisme éclairé s’accompagne d’une régie et d’un monopole d’État sur la drogue. L’objectif est l’industrie pharmaceutique occidentale, qui a de gros besoins en laudanum et en morphine, accentués par la Première Guerre mondiale.
L’Égypte est davantage associée au haschich. Pourquoi ?
Les premiers plants de cannabis arrivent au XIIIe siècle de la Perse, où ils vont en revanche reculer. Des plants qui s’adaptent, prospèrent, entraînant une forte consommation locale. Les soufis exaltent cette herbe licite, une ligne de fracture s’établissant avec les mamelouks, grands consommateurs d’alcool. En 1879, pour jouer la carte nationaliste, le khédive interdit officiellement le haschisch, interdiction prolongée quelques années plus tard par l’Angleterre, qui a pris le contrôle du pays. On peut juger l’hypocrisie de l’interdiction quand on rappelle que les Anglais ont livré deux guerres à la Chine pour que l’opium y soit légalisé. Quand on lit Henry de Monfreid, on s’aperçoit que cette prohibition en Égypte a été une immense machine à fabriquer des trafics et des profits. Les Britanniques se sont longtemps plaints des Français qui contrôlaient la Syrie et le Liban, d’où provenaient aussi par des filières terrestres à travers le désert du Néguev des quantités considérables de haschich.
Les États-Unis prennent très tôt, en 1912, la tête d’une croisade contre les trafics de drogue au Moyen-Orient. Pour quelle raison ?
On assiste à la projection à l’international d’une volonté prohibitionniste telle qu’elle s’exprime à l’intérieur du territoire américain avec les ligues de tempérance. On cherche, pour les drogues comme pour l’alcool, à imposer des normes moralisatrices. Un cas d’école va être les Philippines, où les Américains bannissent l’opium venu d’Afghanistan ou d’Asie du Sud. En contraste, les Français ont une régie d’opium en Indochine. Les Américains ne vont cesser de tonner contre les puissances coloniales, France et Grande-Bretagne, qui jouent avec les drogues. On retrouve cette hostilité dans les années 1970, quand Washington s’attaque à la French Connection, la « filière française » de l’héroïne, née des connexions libanaises et turques de la pègre marseillaise.
Paradoxalement, l’Afghanistan ne parvient à mettre le holà à l’opium que sous le régime des talibans autour de l’an 2000…
C’est en effet la seule interdiction effective, qui s’appuie sur un régime de nature totalitaire, elle prendra fin avec l’arrivée des Américains en 2002 et le retour des seigneurs de la guerre. Le nouveau régime des talibans, depuis 2021, a basculé en revanche vers une posture de taxation et d’accompagnement. Il s’agit de trouver des revenus. La meilleure preuve de cette nouvelle politique est leur échange d’un prisonnier américain contre le plus gros narcotrafiquant afghan, que les talibans considèrent donc comme un combattant.
Quel est le phénomène le plus marquant depuis le début des années 2000 ?
Le passage de drogues de culture à des drogues de synthèse, essentiellement le captagon et la méthamphétamine, qu’on nomme le shisheh en Iran. Elles ont un coût très faible, sont très addictives, peu sociales, car on est passé d’une consommation rituelle à des prises individuelles, invisibles, sans odeur, sans signe extérieur d’addiction.
On peut donc parler de changement dans la continuité sur ces territoires…
Déconnectées de la terre, des paysans, ces productions se réfugient dans des laboratoires, qui ont trouvé dans le désordre moyen-oriental, dans des zones de non-droit, comme l’Irak, des territoires privilégiés. Les seigneurs de guerre génèrent ces activités qui les financent. Ce basculement a pu aussi s’appuyer sur une expertise chimiste comme en Syrie, dotée depuis longtemps d’une bonne industrie pharmaceutique. Le pouvoir syrien protège militairement les ateliers de production, les convois de trafiquants qui s’en vont via la Jordanie vers le Golfe, principal marché pour le captagon. Il n’est pas anodin que le captagon le plus puissant ait reçu comme surnom MBS, les initiales du prince héritier d’Arabie saoudite. Cette autonomisation par rapport au terroir est accentuée par la globalisation : il arrive que des cargaisons de captagon en provenance de la Syrie à destination de l’Arabie saoudite transitent par containers via la France ou la Malaisie.
Qu’en est-il du Liban, après l’explosion du port de Beyrouth, plaque tournante du trafic de drogue ?
Il est certain que l’incendie a nui à ce trafic, mais c’est surtout l’embargo de l’Arabie saoudite et des pays du Golfe sur les fruits et légumes qui lui a porté un coup très sévère. Les cargaisons de ces produits arrivaient truffées de captagon. La production dès lors est restée au Liban, où l’addiction se développe y compris dans les fiefs du Hezbollah, qui jusque-là se contentait de parrainer ces trafics sans que ses membres ne soient de gros consommateurs.
Quelle est la position de la Turquie ?
Officiellement, on mène une répression très dure contre les consommateurs, en n’hésitant pas à humilier publiquement des personnalités très connues prises en flagrant délit. En réalité, comme l’a montré un ouvrage sur les barons turcs, ces « patrons » – le mot français est utilisé en turc – entretiennent des liens troubles avec le pouvoir d’Erdogan, qui continue à être par ailleurs l’un des principaux producteurs d’opium légal, largement exporté.
Que signifie ce revirement ?
À l’évidence, les Émirats ont cédé face au mécontentement de l’Europe, qui virait à l’exaspération. Ces territoires ne sont plus un sanctuaire, l’impunité n’est plus de mise, les arrestations ayant donné lieu à une large médiatisation. Il semble aussi que des traités d’extradition soient en négociation avec la Belgique et l’Irlande pour faire de même avec d’autres barons originaires de ces pays qui ont trouvé refuge là-bas. C’est un signe clair que les Émirats ne veulent plus être associés à ce Moyen-Orient miné par la drogue.
Jean-Pierre Filiu. Stupéfiant Moyen-Orient. Éd. Seuil. 220 p. 22 €.