Nanterre (92) : Comment vit-on à la cité Pablo-Picasso, trois mois après les émeutes raciales ?
Un matin de septembre, à Nanterre. Sabrina, au volant de sa voiture, fait sa tournée habituelle, dans le quartier où habitait Nahel. Le 27 juin, l’infirmière avait vu passer la voiture jaune « qui allait trop vite et avait grillé le feu », quelques minutes avant le drame. Pendant les émeutes, elle avait dû slalomer entre les voitures fumantes pour se garer en bas des fameuses « tours nuages » de la cité Pablo-Picasso. Ces jours-là, elle avait soigné des patients plus jeunes que d’habitude, « avec des brûlures, des fractures »…
Trois mois après, les rues sont tranquilles. Seuls quelques tags et traces de bitume grillé attestent de la violence passée. Derrière les portes, Sabrina a retrouvé ses vieux patients.

De la misère sociale – pauvreté, alcoolisme, violence –, de la chaleur, aussi, et beaucoup de solidarité familiale. La communication en français est parfois difficile, Sabrina connaît un peu l’arabe. Avec elle, les patients parlent rentrée, bobos, météo. Pas émeutes. « C’est comme s’il ne s’était rien passé », s’étonne-t‑elle. « En fait, on n’en parle pas, mais c’est là, dans nos têtes », précisent M. et Mme B.
« On voudrait partir, mais c’est trop tard »
Dans leur salon bien rangé, sur les coussins du canapé, on peut lire, gentiment brodé : « Home » et « Dream ». Le couple habite Nanterre depuis 1978. Les émeutes ont été la goutte de trop : leur quartier, ça fait longtemps qu’ils ne le reconnaissent plus. « Avant il y avait des commerces, maintenant c’est la drogue, soupirent-ils. SOS Médecins ne vient plus à notre adresse ! Quand on dépose nos poubelles, on tombe nez à nez avec les dealers. »
Ils savent où se trouvent toutes les caches, « derrière les grilles des magasins, dans les trous des arbres, sous les feuilles ». De leur fenêtre ronde, typique des fascinantes tours dessinées par l’architecte Aillaud, ils montrent les détritus accrochés aux branches d’arbre : « Regardez, ils jettent tout par la fenêtre ! » Pendant les émeutes, lui était à l’hôpital. Elle est restée terrée derrière sa fenêtre, à regarder la guerre. « Des nuits blanches horribles. » Maintenant, ils ont peur que ça recommence. « On voudrait partir, mais c’est trop tard. » On ne peut pas les décrire plus. Ils ne veulent pas qu’on les reconnaisse, par peur des représailles.
A quelques mètres de M. et Mme B., la banderole « Justice pour Nahel » flotte toujours sur le balcon de Mounia, sa mère. On l’a croisée cet été, lors d’un hommage à son fils organisé par Bilel Jkitou, champion de boxe. En robe et baskets blanches Lacoste, très entourée, elle regardait le tournoi de foot. Elle nous avait indiqué alors ne pas vouloir parler aux journalistes.
De son balcon, aujourd’hui, elle doit voir le flot des enfants débouler dans l’école Elsa-Triolet. Une école où a été aussi scolarisé Nahel, petit, pendant une année. Une école avec laquelle elle avait eu des mots, peu de temps avant le drame, pour une sombre histoire de parking qu’on lui refusait. Une école dans laquelle l’association Les Aventuriers du matin accueille les enfants, dès 7 h 30, « pour les mamans qui travaillent tôt », explique Nelly, sa fondatrice.
« On le porte dans nos tripes : nos enfants peuvent être tués pour rien »
Cette mère de cinq enfants née à Nanterre, fonctionnaire à la mairie, voudrait tellement, qu’on parle de tout ce qui se fait ici de positif, de ce quartier qu’elle aime, solidaire, riche de ses nombreuses associations, infrastructures sportives, transports, de sa proximité avec la Défense, Paris, de son grand parc magnifique où viennent courir les bourgeois des alentours…
« Il fait bon vivre ici ! » martèle-t-elle, en nous emmenant voir Authenti-cité, une association qui fait de l’aide au devoir et de l’accompagnement administratif, ou encore Dir el Kheir, qui distribue des denrées alimentaires. Elle nous invite aussi, un autre matin, à un café des parents, chaleureux et convivial, avec des mères de toutes origines, voilées ou pas.
Pendant la rencontre, une phrase revient : « Ce n’est pas Marseille, ici ! » Ici, les bandes ne se tirent pas dessus à coups de kalach, les communautés cohabitent plutôt bien… « On le porte dans nos tripes : nos enfants peuvent être tués pour rien, nous confie une mère. Mais on ne se laissera pas influencer par ce qui s’est passé : ils resteront scolarisés ici. »
Mélisa, elle, a pris la décision d’exfiltrer du quartier ses ados de 14 ans. On avait croisé l’énergique coiffeuse à domicile, amatrice de boxe et de foot, lors de la marche hommage à Nahel. Le premier soir des émeutes, son mari est allé chercher les enfants manu militari dans la rue, où ils étaient descendus. « Ça avait tapé », dit-elle. Cet été, sa fille a été virée de la colonie organisée par la ville de Nanterre. « Ça ne s’est pas bien passé avec les autres jeunes. L’une de ses copines s’est battue. »
Pour leur année de troisième, Mélisa était soulagée d’avoir réussi à les caser dans un collège de banlieue chic. Mais les premiers jours sont difficiles. « Ils sont furieux de ne plus être avec leurs copains, perdus face à des codes qui ne sont pas les leurs. Par exemple, la féminité, ici, c’est la robe longue. Pas les crop tops et les shorts moulants. »
Dans le duplex, avec vue magnifique sur les tours, les ados font effectivement la gueule. « J’aime rien là-bas ; je comprends même pas comment parlent les profs ! » grommelle la sœur, en survêt. Son frère joue à « Call of Duty » sur son téléphone. Lui, c’est surtout les cinquante minutes de RER qui l’embêtent. Il a déjà voulu négocier de rater des cours pour passer des détections de football. Demande rejetée. Mélisa apprendra le lendemain qu’il a séché les cours. Déjà.
« Des frères, comme dans un village »
« Faut absolument que vous parliez à Foued ! » Le conseil nous revient en boucle. Cet ex-semi-pro de rugby « ramasse » les petits qui traînent dans la rue pour les faire jouer au rugby dans son association, Les Pirates. Les enfants de Mélisa et Nelly y sont passés. Nahel aussi. Il raconte :« Il venait de s’inscrire au programme d’accompagnement social qu’on mène avec Ovale Citoyen, dans lequel il y a, entre autres, des stages en entreprise, des aides au CV, des cours d’élocution, nous explique Foued. C’était un gentil, Nahel. La rue est pleine de hyènes, il n’en était pas une. »
L’électricien a mis longtemps à accepter de nous rencontrer. Il nous a finalement donné rendez-vous à 20 heures, allée des Demoiselles-d’Avignon. « Attention, vous êtes au cœur du ghetto », ironise-t-il, quand on arrive. C’est un boss dans le quartier. C’est d’ailleurs la marque qu’on voit écrite, en gros, bien visible, sur la banane accrochée à ses hanches, lorsqu’il nous emmène voir ses potes et leurs gros chiens, autour d’un barbecue merguez.
« On préférerait être posés en terrasse à Paris, mais avec le Coca à 5 eus, c’est pas possible », plaisante Foued, dit « Fou ». Ici, tout le monde a un surnom. Nahel, c’était Nehneh, « menthe » en arabe. Un surnom qu’on voit encore inscrit, sur les murs du quartier. Foued et ses potes se connaissent pour certains depuis leur naissance, « des frères, comme dans un village », disent-ils. On leur fait remarquer qu’il n’y a pas de femmes, ce soir, sur leur « place de village ». « Les mamans sont à la maison avec les enfants, répliquent-ils. Elles n’ont pas envie de tenir les murs », « c’est pas leur place, la nuit ».
« On parle du délit de faciès, mais il y a aussi le délit de sociabilité »
Ici, ils en ont distribué et reçu, des coups. « Si je n’avais pas été méchant dans ma jeunesse, je n’aurais rien eu », résume Foued. Sous sa casquette, le cerveau mouline vite, les punchlines fusent : « J’ai eu la chance d’être bon à l’école et la malchance de ne pas continuer », « nos mères nous ont bien éduqués, la rue mal rééduqués ».
Selon lui, la moitié des gars présents ici voudraient bosser, « pour un salaire décent, qui permette de vivre ». Mais ils n’ont « pas la bonne gueule, le bon parler, la bonne dégaine. On parle toujours du délit de faciès, mais il y a aussi le délit de sociabilité. C’est normal que les gens vrillent ». Ses potes approuvent. « Et avec ce qui vient de se passer, ça va être pire, on va être encore plus fichés ! » renchérit Mimi, 20 ans, qui se prépare à devenir recruteur de joueurs de football.
Ils affirment avoir passé l’âge des conneries, s’inquiètent d’une nouvelle génération, « moins solide, moins respectueuse des darons. Elle a la rage ». « Moi, je cachais ma paire d’Air Max à ma mère, pour pas qu’elle me demande d’où venait l’argent, dit Foued. Eux s’en fichent. » Il désigne le groupe et remarque :« Regardez, on est quinze. Il y a quelques années, on aurait été cinquante, les générations cohabitaient. La solidarité se perd. Maintenant, c’est chacun sur son écran. Sur internet, ils lisent tout et n’importe quoi, même que la Terre n’est pas ronde. »
La police aussi s’est durcie, disent-ils, « surtout la BAC départementale ! T’es posé, sans rien faire de mal, ils t’insultent direct ». « Avant ils tapaient les corps, maintenant, c’est la tête » ; « Y a des coups qu’on a mérités, mais on a tous vécu des bavures ». Foued insiste pour qu’on l’écrive, il voudrait que « les médias arrêtent de dire “musulman” quand un jeune dérape. La religion n’a rien à voir là-dedans. Contentez-vous de “jeune des quartiers”, ce sera plus juste ».
Pendant les émeutes, il a été en garde à vue. « J’ai vu des petits se faire massacrer par la police, fallait bien les défendre. » Nahel a été tué. Une mort qui s’ajoute à une liste déjà longue, celle des voisins « très nombreux » tombés des tours par accident ou désespoir – « Ils ont fini par mettre des sécurités aux fenêtres » –, des copains tués par balle – « Pour l’un, c’était une histoire d’amour, même pas une histoire de stups ! » –, des copains suicidés pour une rumeur portant atteinte à leur honneur ou parce que suspectés de faire partie d’un trafic.
« Le calme tient à un fil »
Honte, désespoir, violence… Foued croit à la force du sport, pour sortir de tout ça. « C’est LA seule porte de sortie, faut pas se mentir, dit-il. Le rugby, c’est pas le sport le plus populaire ici, mais c’est un sport de valeurs. Il faut tâter l’autre. Pas de fuite possible. » Le rugby l’a sauvé, il en sauvera d’autres. Hier, il a accompagné un « petit » de son club au centre commercial de la Défense, pour l’habiller. Important, la tenue, pour se faire respecter. « C’est un petit qui a du mérite, un contexte familial compliqué, mais l’envie de faire des études, faut l’aider. » En juin, les émeutes se sont arrêtées d’un seul coup. Foued dit :« Il y avait tellement de gens qui venaient de partout ailleurs que de Nanterre ! On ne voulait plus qu’on brûle notre quartier, fallait que ça s’arrête. »
Le désordre dérangeait les habitants, mais aussi le « business » de « Nanterre, capitale du commerce », selon l’expression souvent entendue.
Depuis cet été, c’est calme. Les policiers se font discrets. Les jeunes aussi, « par respect pour ce qui s’est passé ». Tout le monde a retenu son souffle, le 6 septembre, quand un jeune des Yvelines a percuté une voiture de police et trouvé la mort après un refus d’obtempérer. Les quartiers n’ont pas moufté. « C’est pas pareil que pour Nahel, le petit n’a pas eu de calibre sur la tête », et « aucune vidéo n’a tourné pour dénoncer un mensonge des policiers », commente le groupe. « Mais ça ne veut pas dire que ça ne rebougera pas. Les quartiers ont montré qu’ils savent faire la guerre désorganisée. Le calme tient à un fil. »
Fin juillet, lors de l’hommage à Nahel organisé par le boxeur, le cinéaste Ladj Ly, réalisateur des « Misérables », s’était adressé aux jeunes pour les galvaniser. « Sortez des cases dans lesquelles on vous met, martelait-il. La seule chose qui vous empêche, c’est vous-mêmes ! » Pour terminer, il leur avait demandé d’écrire un objectif, dans leur téléphone. Sur celui de la maman à notre gauche, on avait pu lire : « Vacances avec les enfants ». Sur celui du jeune assis à notre droite : « Gagner au Loto ».