Narcotrafic : Ces « citadelles du crime » qui tiennent l’État français en échec

Partout où il est implanté, le narcotrafic génère de la violence, provoque des morts, déstabilise l’économie et finit par gangréner les institutions publiques. C’est un marché sans limite, où les gains sont considérables et la concurrence sans pitié. En France, l’économie de la drogue est florissante parce que son marché compte plusieurs millions de consommateurs, qu’elle dispose d’une main-d’œuvre abondante et que l’action de l’État n’est pas à la hauteur de la menace.

Dans un pays qui a – presque – réussi à interdire l’usage du tabac, qui a diminué de façon spectaculaire la consommation d’alcool, aucune parole publique n’est jamais intervenue pour mettre en garde les Français sur l’usage de la cocaïne, du cannabis à fort taux de THC ou des drogues de synthèse. Surtout, comparée aux autres pays de l’espace européen, la France dispose depuis les années 1960 d’unités urbaines difficiles à contrôler, édifiées comme des villes closes, qui forment aujourd’hui autant de « citadelles du crime ». Ce sont dans ces lieux à l’abri des regards que se font les transactions et que sont recrutées les « petites mains » du « business », que l’on prive ainsi, par l’appât d’un gain facile et sans effort, de toute perspective d’insertion à moyen terme.

Pissevin aurait dû être l’occasion de montrer au monde du crime notre capacité à le neutraliser.”

Cette économie du crime génère des tueurs et des tortionnaires, qui ont profité d’un marché des armes de guerre généré par le conflit en Yougoslavie et réactivé par la guerre en Ukraine. Les morts se multiplient en conséquence et, parmi les victimes, certaines ne sont que « collatérales ». Ce sont les plus atroces ! Les politiques d’évitement trop longtemps menées sur le sujet se heurtent désormais à la brutalité d’une réalité à la fois stupide et dramatique. Ce n’était pas faute, pourtant, d’avoir mis en garde les dirigeants de ce pays. 

La mort de Fayed, un enfant de 10 ans, dans le quartier Pissevin, à Nîmes, aurait dû être l’affaire de trop, la goutte d’eau qui aurait dû faire déborder le vase. Si la France, devant l’ampleur de la tâche, est incapable de reprendre au crime les quartiers de Marseille, elle pouvait au moins faire un exemple autour d’un quartier si semblable aux 1 500 autres qui, depuis des décennies, subissent l’essentiel des désordres qui affectent notre pays : 15 000 habitants, un habitat d’immeubles séparé du reste du tissu urbain, une topographie qui rend le contrôle difficile, une conception ancienne et « collectiviste » du logement, la présence à proximité d’une autoroute. Bref, un quartier à l’image de cette « exception française » que le vocabulaire lui-même peine à désigner.

Pissevin aurait été une excellente occasion de tester des outils dont tous les services rêvent et de montrer au monde du crime notre capacité à le neutraliser. Il fallait pour cela être capable de réunir des moyens importants, en hommes comme en outils techniques, un magistrat chargé de la coordination des enquêtes, des effectifs suffisants pour tenir le quartier 24 heures sur 24 pendant plusieurs mois, le soutien actif des bailleurs sociaux et de l’Éducation nationale, la réactivation des outils d’aide à la parentalité, des animations sportives, des moyens techniques de surveillance, des instruments juridiques (couvre-feu des mineurs, expulsions locatives), une équipe pluridisciplinaire formée de policiers, de gendarmes, de douaniers, d’inspecteurs du fisc ou du recouvrement des charges sociales). Il fallait des locaux sur place, ouverts jour et nuit, des mesures de police administrative spécifiques pour interdire l’accès du quartier aux individus indésirables, le moyen de saisir les avoirs suspects (voitures, argent…).

Nous rêvions. Comment créer les postes budgétaires sans passer par la procédure en vigueur qui a confié au ministère du Budget le soin d’arbitrer les priorités du pays ? Comment recruter des fonctionnaires et des magistrats volontaires sans passer par l’accord préalable des comités techniques et des syndicats garants de la protection des statuts ? Comment créer même un fichier dans l’urgence, sans attendre la décision de la CNIL ?

Régler la question de Pissevin n’aurait évidemment rien changé à la situation du pays. Et l’opération n’aurait pas empêché la mort tragique de Socayna, une jeune étudiante en droit, âgée de 24 ans, tuée dans son appartement à Marseille. « Pourquoi faire ? m’aurait-on rétorqué, puisque nous sommes incapables de dupliquer l’opération dans les 1 500 autres quartiers. » Certes, mais faut-il apprendre à mourir d’une balle dite « perdue », pour la satisfaction de milliers de consommateurs inconscients et complices ? La question mérite d’être posée.

Le Journal du Dimanche