« Nein Nein Nein ! » : Une critique corrosive de la disneylandisation du camp de concentration d’Auschwitz
Survivre à une dépression en entreprenant un voyage dans les camps d’extermination nazis, telle a été la folle entreprise imaginée par l’écrivain américain Jerry Stahl, et contée avec un humour grinçant dans un « Nein Nein Nein ! », écrit à la première personne au nom du souvenir de six millions de morts.
Le scénariste et écrivain américain Jerry Stahl a eu une idée moins innocente qu’il n’y paraît : se lancer, en 2016, dans un voyage organisé en autocar d’une quinzaine de jours dans les camps d’extermination nazis en Pologne et en Allemagne ! Pour un juif dépressif, on peut rêver mieux comme choix de vacances. Mais, pour celui qui a conté férocement son addiction à l’héroïne dans Permanent Midnight : A Memoir, adapté au cinéma par David Veloz, avec Ben Stiller dans le rôle-titre, il s’agissait surtout d’échapper à la dépression à la suite d’un énième mariage raté, d’une carrière dans l’ornière, mais, surtout, d’en finir avec cet art « d’orchestrer sa propre destruction ». Et quoi de mieux, alors, que de se s’offrir une « petite escapade holocaustienne ».

À Auschwitz, Buchenwald et Dachau, Stahl est horrifié de voir les lieux transformés en parcs d’attraction, d’observer des gens s’y balader torse nu et finir par s’empiffrer de pizzas tièdes, de Fanta gluant et de frites molles après être passé par les ruines des fours crématoires où des centaines de milliers de personnes moururent soit gazées, soit de maladies, soit de faim…
Ironie mordante
Voilà notre homme embarqué avec deux douzaines de voyageurs tout droit sortis d’un épisode de la série documentaire culte des années 1990, Strip-Tease, et un guide, qui lui balance à tour de bras : « J’espère que vous n’allez pas être mon problème juif ! ». Avec une ironie mordante et une bonne dose d’autodérision, Jerry Stahl conte sa pitoyable confrontation « à l’humanité ». Le spectre du journaliste gonzo, incarné par Hunter S. Thompson dans les années 1970 hante ce road-book corrosif.

À Auschwitz, Buchenwald et Dachau, Stahl est horrifié de voir les lieux transformés en parcs d’attractions, d’observer des gens s’y balader torse nu et finir par s’empiffrer de pizzas tièdes, de Fanta gluant et de frites molles après être passé par les ruines des fours crématoires où des centaines de milliers de personnes moururent soit gazées, soit de maladies, soit de faim… Il est aussi sidéré d’entendre le guide conseiller à son petit groupe de mettre des « chaussures confortables », car dans les camps, on marche beaucoup !

Une véritable indécence que Stahl s’empresse de contrecarrer en rappelant le cynisme des nazis dans leur entreprise planifiée et industrielle de la mort. Il exhume ainsi leur sinistre calcul : à moins de 500 calories, quelque 500 000 juifs entassés sur les 3 km2 du ghetto de Varsovie auraient dû trépasser en moins d’un an. Et bien, non, ils résistèrent, et la solution finale fut alors mise en place…
« Chemin de croix nazi »
Stahl met en parallèle la montée de l’extrême droite un peu partout dans le monde – y compris dans l’Amérique des partisans trumpistes – et celle du nazisme dans les années 1930. « Tout autour de nous, le sang du passé crie et houspille le présent », écrit-il. Et de tirer la conclusion que « La Shoah n’était guère une exception. L’exception, ce sont les laps de temps entre chaque Holocauste ». Ce carnet de voyage follement irrévérencieux pose une question centrale : comment donner la mesure d’une histoire qui n’est pas qu’un simple passé et se souvenir des victimes sans les trahir ?

La réponse donnée par Stahl, entre désespoir assumé, humour sauvage et surréalisme tragique, est imparable : il faut se concentrer sur les détails, qui sont « ces petites choses qui ancrent dans le réel la grande chose qui nous occupe ». Nein Nein Nein ! se révèle un douloureux « chemin de croix nazi », qui sert d’admonition : « L’Holocauste des années 1940 est révolu ; toutefois les attaques d’ordre génocidaire sur les droits de l’homme continuent à échelle mondiale, nationale, locale ». Implacable !
Nein Nein Nein ! de Jerry Stahl, Rivages, 352 p., 22 €