« Neneh superstar » et « Un petit frère » : Deux films qui font évoluer la représentation des Noirs au cinéma

Les Noirs sont encore mal ou peu représentés à l’écran. Deux films, « Neneh superstar » et « Un petit frère », modifient le regard compassionnel ou paternaliste trop souvent porté sur eux. Enquête.

En 2020, Spike Lee devient le premier président noir du Festival de Cannes. Mais le collectif 50/50 sort « Cinégalités », une étude qui souligne la faible part des non-Blancs sur les écrans français. Et, aux César, Aïssa Maïga, à l’initiative du livre « Noire n’est pas mon métier », y va d’un discours dérangeant : « On a survécu aux blackfaces […], aux rôles de terroristes […], de filles hypersexualisées. […] Pensez inclusion. » Trois ans plus tard, les choses bougent trop lentement.

Oumy Bruni Garrel dans « Neneh superstar », par Ramzy Ben Sliman.

Certes, Alice Diop (« Saint Omer ») a représenté la France dans la course aux Oscars avec Kayije Kagame et Guslagie Malanda, deux actrices noires. Certes, Maïmouna Doucouré, à travers « Hawa » (Prime Video), odyssée en trottinette d’une fillette albinos qui souhaite se faire adopter par Michelle Obama, banalise ces comédiens « qu’on compte sur les doigts d’une main ». « Il n’empêche, ça me rend dingue de voir mes confrères préciser black − terme tellement années 1980 – ou caucasien − néologisme américain – dans leurs petites annonces », peste Elsa Pharaon, directrice de casting. Pour « Tirailleurs », de Mathieu Vadepied, qui précipite Omar Sy dans le bourbier de 1914, elle a cherché des acteurs parlant peul. Elle en a trouvé 800. « C’est dire leur invisibilité. Même si de plus en plus de cinéastes issus de la diversité viennent bousculer la donne. »

Ces semaines-ci, deux films élargissent le champ de vision : « Un petit frère », de Léonor Serraille, saga romanesque d’une mère ivoirienne et de ses deux fils en France, et « Neneh superstar », de Ramzi Ben Sliman, parcours initiatique d’une gamine noire à l’école de ballet de l’Opéra de Paris.

Léonor Serraille, caméra d’or avec « Jeune Femme », voulait écrire sur la famille à partir de l’histoire de son compagnon, qui ne se retrouvait pas dans la représentation de sa communauté − caricature, esthétique, violence – y compris dans des films engagés. « Mes enfants métis ont déjà intégré qu’être noir était moins bien qu’être blanc. Il n’y avait pas chez moi de militantisme, mais je me sentais une responsabilité. Le cinéma, ça sert à ça, tant que les choses n’existent pas dans la fiction, elles n’existent pas », insiste la réalisatrice.

Elle raconte les castings d’acteurs « capables d’endosser tous les rôles mais qu’on cantonne aux mêmes ». Et des débats agités. « Ils ont fini par me dire : “Ah, OK, c’est l’histoire de ma mère, de ma tante…”  Elle devenait banale au bon sens du terme. »

« Libre et courageuse »

Fan de la romancière camerounaise Léonora Miano« et de son absence de peur de déranger avec ses personnages féminins insaisissables et puissants », Léonor Serraille a imaginé Rose (Annabelle Lengronne), « libre et courageuse puisque, dans la vie, je ne vois qu’imperfection et courage, aventurière qui a envie de rencontrer la France et les hommes ». Rose marne comme femme de chambre dans un hôtel, se rend à la partie de chasse d’un patron nouveau riche (« La France vous doit beaucoup ») qui, sous son apparente générosité, pense surtout à jouir de ses employés, change de compagnon et élève seule ses deux garçons : Jean et Ernest.

Jean (Stéphane Bak), à la fois frère et père d’Ernest (Ahmed Sylla), pression de dingue sur les épaules, finit par craquer au terme d’une incroyable scène de danse où il se reconnecte à l’Afrique. Devenu prof, Ernest donne des cours sur Blaise Pascal mais n’est pas à l’abri d’un contrôle d’identité.« Je l’ai tellement vécue avec mon compagnon, cette France au contrôle de faciès permanent, mais, dans cette séquence, pour la première fois, Ernest décline son identité, dit d’où il vient. Mon film évoque l’intégration et la désintégration d’un clan, le racisme fait partie de leur vie. Il aurait été injuste de ne pas la tourner. »

« Allégorie de la France »

Dans « Neneh superstar », Ramzi Ben Sliman, issu d’une école privée où les élèves étaient « soit scouts, soit au Front national de la jeunesse », montre, lui aussi, une intégration. Celle, heurtée, de Neneh (Oumy Bruni Garrel) à l’Opéra de Paris, fabrique de l’élite. « Une allégorie de la France, avec sa tradition tricentenaire, ses normes établies, décrypte le réalisateur. J’ai le sentiment d’y avoir trouvé l’arène idéale pour raconter mon histoire − que fait-on de sa singularité quand on est le seul être différent ? Mon modèle ? “Billy Elliot” de Stephen Daldry, sur un gamin qui veut danser mais aussi sur le début du thatchérisme et la disparition de la classe ouvrière. »

Neneh va se heurter aux préjugés et à Marianne Bellage (Maïwenn), directrice qui a dû dissimuler ses origines arabes. « Pourquoi Marianne refuse-t-elle tant Neneh ? Parce qu’elle refuse d’être réduite à son identité. Si on réalisait le même film dans l’entreprise ou l’université, il n’y aurait pas cette passion, cette transmission, qui règne dans la danse de haut niveau et permet de tout écraser. Tout le monde juge le film doux, je le juge dur. Un prof intime à une blanche colombe : “Je ne te corrige pas si tu ne perds pas trois kilos.” Et Neneh en arrive à balancer : “J’en ai marre d’être noire.” Son père rétorque : “Tu en as surtout marre de la façon dont on considère les Noirs en France.” »

Cette phrase, Oumy Bruni Garrel (vue dans « la Croisade » et « les Estivants », films de ses parents adoptifs), 14 ans, l’a déjà pensée. « J’ai fait un stage de danse à New York. Dans mon cours, à Paris, il y a 20 Blanches pour 1 Noire. Aux Etats-Unis, il y avait 14 Noirs et 5 Blancs. Ça change tout. » Oumy, deux manifestations pour George Floyd au compteur (« écrire des pancartes, crier dans la rue, trop bien »), ne veut pas devenir actrice mais avocate pour l’ONU.

« La danse et le cinéma ne se moderniseront que si on autorise des gens différents à dire la différence. Des spectateurs s’étonnent ou se félicitent que les parents de Neneh soit un couple de classe moyenne, affolant », ajoute le réalisateur. Steve Tientcheu, qui incarne le père, a accepté le rôle pour cette raison. « On ne m’avait jamais distribué dans cet emploi. Et puis, Neneh, c’est moi. » Alice Diop, sa copine d’Aulnay-sous-Bois, l’a filmé dans un court-métrage : « la Mort de Danton », récit de son parcours au Cours Simon, où il livrait un discours enflammé sur la Révolution.

Chez Simon, il côtoyait des fils de (« Moi aussi, je suis un fils de, ma mère travaillait à la cantine d’Aulnay »), bossait Molière mais se sentait enfermé. « J’étais venu à l’école avec mes a priori, elle me regardait avec les siens» Depuis, il ne cesse de tourner : face à Déborah Lukumuena, pour Constance Meyer ou pour Ladj Ly« Alice Diop m’a filé le script des “Misérables” en précisant : “Un train comme celui-là ne passe que tous les vingt ans.” » Carnet de bal bien rempli ? Il joue sur les mots et lâche : « C’est même une armurerie. »

Neneh superstar, par Ramzi Ben Sliman, en salle le 25 janvier.

Un petit frère, par Léonor Serraille, en salle le 1er février.

L’Obs