Nice (06) : Ces Tchétchènes qui fuient la Russie pour la France afin de ne pas combattre en Ukraine
Après avoir subi deux conflits menés par Moscou chez eux, nombre de Tchétchènes quittent le pays pour éviter d’être enrôlés contre les Ukrainiens. Rencontre avec des réfugiés à Nice.
Malgré ses traits juvéniles, le regard de Tourpal révèle des années de souffrance. Le strabisme de ce tchétchène de 24 ans rappelle son enfance passée à Grozny, sous les bombes russes. Enfant, le souffle de l’une d’elles a touché son œil, resté immobile depuis. Avant même l’invasion de l’Ukraine, Moscou avait envoyé ses soldats de 1994 à 1996 pour mater les velléités indépendantistes de la petite république. Victorieux, ces Tchétchènes sont à nouveau attaqués en 1999 par les troupes fédérales, menées par le tout nouveau président d’alors… Vladimir Poutine. “On vivait 90 % du temps dans les caves, j’ai grandi sans voir le soleil”, se souvient Tourpal.

Ramzan Kadyrov et sa petite famille
Si “l’opération antiterroriste” russe est levée en 2009, la répression continue. Arrivé au pouvoir en 2005 après l’assassinat de son père Akhmad – qui est passé chez les Russes pendant la deuxième guerre de Tchétchénie -, le président Ramzan Kadyrov et ses forces de sécurité pourchassent opposants réels ou supposés. “Maison, famille, boulot : chacun vivait dans une bulle pour éviter les problèmes”, raconte Tourpal. Jusqu’au 24 février 2022, quand la Russie a frappé à nouveau. Près de 29 000 Tchétchènes ont été envoyés en Ukraine depuis le début du conflit, selon le dictateur lui-même, dont 13 000 volontaires. Un chiffre élevé pour une république d’à peine 1,5 million d’habitants.
“Les gens ordinaires sont contre la guerre”
En octobre 2022, en pleine campagne de mobilisation russe, Tourpal reçoit une convocation, raconte-t-il à L’Express dans un restaurant de Nice, où il s’est réfugié. “Les soldats sont venus chez moi et ont dit que je devais me présenter quelques jours plus tard au bureau militaire. J’ai eu de la chance car mes amis, ils les ont juste ramassés dans la rue. Depuis, on ne sait pas où ils sont. Il y a peu de chance qu’ils soient en vie.” Le jour suivant, Tourpal et son épouse quittent le pays. Même si au début de l’invasion, quelques femmes ont manifesté contre la mobilisation à Grozny, il reste très difficile de s’opposer en Tchétchénie. Disparitions forcées et arrestations arbitraires sont monnaie courante. “Les gens ordinaires sont contre la guerre”, chuchote Tourpal.
Le couple est arrivé dans l’Union européenne par la Croatie en novembre 2022, dans le but de rejoindre de la famille à Angers. “Je sais que je ne rentrerai jamais à la maison, même si les forces du régime peuvent torturer ma famille et filmer des vidéos d’eux demandant que je revienne,” souffle Tourpal, accompagné de son ami Mansour, 30 ans. Installé en France depuis 12 ans, ce compatriote l’a aidé à rejoindre notre pays par l’Italie et à trouver refuge à Nice, comme une trentaine d’autres Tchétchènes depuis l’été dernier.
Alors que sa maison a été détruite pendant la guerre, Mansour a reçu en février 2023 une convocation chez son oncle resté en Tchétchénie. “Quand Poutine dit d’envoyer dix soldats, Kadyrov en envoie 100”, s’insurge Mansour, qui malgré son français hésitant, insiste pour ne pas parler russe. Car le dirigeant tchétchène, très dépendant de Moscou, a beaucoup à gagner de la chute de Wagner après la mutinerie ratée en juin. D’un côté, Kadyrov ne peut pas trop dégarnir les rangs de ses meilleurs soldats qui constituent le socle de son pouvoir en Tchétchénie. De l’autre, il doit quand même satisfaire le tsar et pour cela enrôler des conscrits.
Il est difficile de dire combien de Tchétchènes – sur les centaines de milliers de Russes ayant fui la mobilisation – ont quitté le pays. Mais à titre d’exemple, sur 30 étudiants qui étaient dans la classe de Mansour à l’université de Grozny il y a une dizaine d’années, dix ont fui la Tchétchénie à cause de la mobilisation, dont sept en Europe. Quatre ont été envoyés en Ukraine.”Il y a un afflux particulièrement important avec les nouvelles modalités de la mobilisation, notamment l’envoi simplifié en ligne des convocations depuis avril”, confirme Bérengère Savelieff de l’association Habitat Cité, spécialisée dans l’aide aux demandeurs d’asile russophones. Le 20 juillet, la Cour nationale du droit d’asile a adopté une nouvelle jurisprudence favorable aux déserteurs russes dans l’Hexagone. “Mais ils doivent présenter des preuves solides”, nuance la bénévole, qui déplore “une grande différence de traitement entre les Tchétchènes et les Ukrainiens.”
“Les Russes ne nous laissent pas vivre en paix”
“Toutes les semaines, on voit des jeunes fuyant la mobilisation qui arrivent à Nice, parfois des familles entières”, explique Magamadov Ramzan, imam et président de l’association des Tchétchènes des Alpes-Maritimes. Adam et Amina, un couple de cinquantenaires, font partie de ceux-là. Quand leur fils de 25 ans est revenu chez eux pour l’été après ses examens de médecine, des militaires sont venus lui donner une convocation. Toute la famille – les parents et leur fils et deux autres enfants en bas âge – a quitté le pays par la Turquie deux jours plus tard. Arrivés à Nice le 16 juillet, ils ont demandé l’asile et dorment depuis dans un parc de la ville, faute d’hébergement.
“On a déjà survécu à deux guerres, on n’a pas besoin d’une troisième”, se désole Amina qui ne peut retenir ses larmes, “j’ai ma maison, mon travail, pourquoi venir ici pour devenir SDF… Mais les Russes ne nous laissent pas vivre en paix.” Son mari abonde : “ils détruisent totalement l’Ukraine, comme ils ont fait chez nous, et ils veulent qu’on participe à cette destruction ? On ne fait pas des enfants pour qu’ils deviennent leur chair à canon !”