Nîmes (30) : Tirs de kalachnikov et mercenaires de 18 ans, cette “guerre des stups qui n’en finit pas”
Fayed, un enfant de 10 ans, a été tué d’un tir de Kalachnikov le 21 août dans le quartier Pissevin, à Nîmes. Une guerre de la drogue de plus en plus meurtrière terrorise les habitants, qui vivent au milieu des commandos armés. Et la conséquence tragique d’un immobilisme politique conjugué à une explosion internationale du trafic.
Sarah étendait son linge à la fenêtre lorsque les détonations ont commencé. En un instant, elle a reconnu le bruit des Kalachnikov. Elle a fermé ses volets, trouvé refuge dans sa chambre avec son bébé. En quelques minutes, plus de cinquante tirs retentissent dans la nuit. « Cette guerre, ça n’en finit pas. Une balle perdue peut arriver à tout moment. Les tireurs sortent le matin, le soir… », témoigne cette mère qui vit avec ses trois enfants dans une barre d’immeuble du quartier Pissevin, 11 000 habitants, à Nîmes (Gard).

Les balles qu’elle a entendues, le 21 août, vers 23 h 15, ont tué le petit Fayed, 10 ans. Son oncle circulait en Renault Mégane sur la « dalle » au pied des tours blanchâtres de Pissevin, quand ils ont été arrosés de tirs par un tueur encagoulé. Trois balles ont touché l’oncle, un militaire originaire de Mayotte, dans le dos. Il a survécu, pas son neveu. « Ces personnes se sont retrouvées mauvais endroit au mauvais moment », a sobrement déploré la procureure, Cécile Gensac. Quatre tireurs auraient rôdé à Pissevin ce soir-là en vue de tuer des rivaux. Selon un enquêteur de Nîmes, « c’est sans doute une erreur, ils ont dû se tromper de voiture ».
Erreur ou non, ce meurtre d’un enfant est l’épisode le plus déchirant de la guerre sans merci que se mènent les trafiquants de Nîmes. « Fayed s’est mangé une balle mais ça aurait pu être mes enfants. La veille, je jouais avec eux au même endroit… », rapporte Sarah. Sa fille de 3 ans, qui rentre en petite section de maternelle, au pied de la cité, en septembre, lui a demandé : « Maman, est-ce qu’il y aura des voyous à l’école, est-ce qu’ils auront des pistolets ? »
Des « contrats » onéreux
Ce crime, pas plus que l’arrivée en urgence de la CRS 8, dépêchée en cas de violences urbaines, n’a pas fait taire les armes à Pissevin. Deux jours plus tard, un jeune de 18 ans, surnommé « Béziers » a aussi péri sous les balles sur un point de deal. « On l’a vu par terre, le visage noir, il avait des trous là, là et là », raconte une fillette d’à peine huit ans, en mimant les impacts avec ses doigts. Sa mère est à fleur de peau : « Mes enfants me disent qu’il faut qu’on déménage le plus vite possible, qu’on peut plus rester ici. Ils ont peur, ils entendent les balles… »
À Pissevin, les enfants grandissent au bruit des armes automatiques, des cris des guetteurs, des gyrophares de la police et des corps tombant sur le bitume. Surnommé la « ZUP », ce quartier populaire est frappé par une précarité « maximale » selon l’Insee (70 % de pauvreté et autant de chômage). Mais Pissevin est surtout le point de vente de cannabis et de cocaïne le plus important de tout Nîmes. Des « petits » du quartier y sont enrôlés. « Les parents savent et ferment les yeux », accuse Zalihata, une mère d’origine comorienne.
Chaque semaine, les arrivages de drogues se chiffrent en centaines de kilos à Pissevin et Valdegour (le quartier voisin), en proie à une vertigineuse aggravation des violences liées au narcotrafic depuis trois ans. Des règlements de compte avaient déjà fait trois morts en 2021, et huit en 2020. Cette année-là, des hommes en noir encagoulés avaient débarqué dans le quartier en tirant à l’aveugle, au milieu des habitants qui faisaient leurs courses. Des tueurs à gages sont payés 1 500 euros pour « flinguer » des rivaux. « Ce sont des mercenaires, ils n’ont même pas 18 ans, ils ont grandi sans religion, sans père et ils ont le cœur noir », s’énerve un quadra du quartier.
La « souricière » Wagner
La galerie commerciale Wagner concentre le gros du trafic, au milieu des rideaux de fer rabattus, des salles de prières à l’abandon et des magasins squattés. Un tag « Café ZUP Sud » en signale l’entrée, accompagné de la devise de Pablo Escobar « Plata o Plomo » (« De l’argent ou du plomb »). Alain Lorgeas, président du comité de quartier, désigne d’un doigt rageur les quatre tours qui surplombent cette galerie. « Les dealers ont des talkies-walkies, des longues-vues, et voient la police arriver de loin. Les “choufs” [les guetteurs, N.D.L.R.] surveillent tout », explique ce cheminot à la retraite. « La galerie Wagner c’est une souricière, sa configuration est propice aux guets-apens, avec ses terrasses, ses recoins, ses rampes d’escalier », grimace François Xavier Debonneville, policier à Nîmes et secrétaire départemental adjoint du syndicat de police Alliance. « Les collègues y vont la boule au ventre, ne sachant jamais sur quoi ils vont tomber. Surtout qu’en face, ils ont des armes de guerre. Mais c’est encore un territoire de la République : on ne peut pas l’abandonner aux narcotrafiquants. »
Et pourtant tout Pissevin suinte l’abandon. Quatre-vingt-treize hectares de macadam et de barres d’immeubles malodorantes et défraîchies, souvent abandonnés aux rats, à l’insalubrité, aux détritus, aux épaves de voiture. Sortis de terre dans les années 60-70, ces entrelacs de béton sont même qualifiés de « drame architectural » par un dépliant de la mairie elle-même… Supérettes et services publics ont disparu les uns après les autres – sauf une Poste. Il y a trois ans, une médiathèque a ouvert, mais les agents ont rapidement été contrôlés par des dealers à des checkpoints. « Ils arrivaient encagoulés et armés pour les vérifier leur identité, les fouiller et leur faire des palpations », assure Richard Schieven, adjoint au maire chargé de la sécurité. Le toit avait aussi été transformé en tour de contrôle. La municipalité a fini par fermer l’établissement en juin.
En septembre 2021, l’école élémentaire Paul-Langevin a été ciblée par un incendie criminel et des vols de matériel. Son directeur, Jean-Michel Bourdoiseu, reste consterné : « Le quartier génère une violence assez impressionnante. On a des élèves de 10-12 ans dont les grands frères sont en prison. Certains ont des comportements de défiance, de refus déjà en germes, et un rapport difficile à l’autorité » Si la vie scolaire est à peu près préservée, les bagarres entre parents d’élèves éclatent parfois devant l’entrée.
« L’arrière-pays marseillais »
Des policiers locaux surnomment Nîmes « le Petit Marseille ». Selon une source policière, le ratio « mort/population » serait comparable à celui de la cité phocéenne. En 2023, trois enquêtes en lien avec le narcotrafic ont été ouvertes par la procureure de Nîmes pour « assassinat en bande organisée », onze autres pour « tentative d’assassinat », 140 arrestations ont eu lieu… Selon le parquet, plus de 138 jugements concernant 66 auteurs ont été rendus cette année, soit 250 % d’augmentation par rapport à 2022. Deux trafiquants de la galerie Wagner ont été condamnés à 8 et 12 ans de prison ferme le 9 août.
Comment ce narcobanditisme a-t-il pu s’enkyster dans cette ville de 150 000 habitants ? « Il y a dans le Gard un arrière-pays marseillais qui est plus prégnant qu’avant, parce que nous avons démantelé énormément de réseaux dans les Bouches-du-Rhône », répond à Marianne Gérald Darmanin lors de sa visite à Nîmes, le 25 août. Selon le ministre de l’Intérieur, « l’hyper-présence policière à Marseille a peut-être repoussé les trafiquants vers Nîmes où la police est moins présente. » D’autant qu’en brassant jusqu’à 60 000 euros par jour, ce commerce illicite aviverait les appétits de dealers de Béziers ou de Nice qui tentent de conquérir des points de deal au gré des arrestations de leurs concurrents. « C’est la loi du capitalisme le plus sauvage. Quand une tête de réseau tombe, elle est aussitôt remplacée. De plus en plus de jeunes sont prêts à tuer », décrypte un haut gradé de la police, qui évoque aussi une offensive planétaire du narcobanditisme : « On est face à une offre de stupéfiants qui explose mondialement. »
Une dalle en voie de destruction
Gérald Darmanin promet de « pilonner les points de deal ». « Nîmes est une priorité du ministère de l’Intérieur », soutient-il. Une compagnie de CRS restera à demeure dans le Gard jusqu’en 2024. Un groupe Interministériel de Recherche (GIR), service d’enquête judiciaire expert des circuits de blanchiment, ouvrira aussi ses portes dans la ville. Cela sera-t-il suffisant ? « On pourra réguler la délinquance mais on ne pourra pas l’éradiquer », a annoncé le nouveau préfet du Gard, le grand flic Jérôme Bonet. Un désaccord entre Gérald Darmanin et Jean-Paul Fournier, maire LR de Nîmes depuis 2001, repousse aussi depuis belle lurette la signature du « contrat de sécurité intégrée » entre l’État et la Ville : Fournier refuse de déployer plus de policiers municipaux, en contrepartie à des renforts de police nationale. Darmanin a fini par approuver l’idée d’un bureau de police mixte à Pissevin, à la fois national et municipal. Depuis l’enterrement de la police de proximité par Nicolas Sarkozy, en 2003, il n’y a plus eu de présence policière fixe à Pissevin.
C’est enfin un plan de rénovation urbaine voté au conseil municipal en septembre 2022 qui espère venir à bout de cette spirale. Il attribue 470 millions d’euros (dont 170 de la Ville) à la réalisation de travaux dans les quatre quartiers populaires de Nîmes, incluant Pissevin : la galerie Wagner, la dalle et certaines tours devraient être rayées de la carte. Réfection bienvenue mais tardive, dénonce Valérie Rouverand, élue d’opposition (Renaissance) à Nîmes.
« La dalle aurait dû être détruite depuis longtemps. Le budget de la Ville n’est pas à la hauteur. On a le sentiment qu’il manque une volonté politique : la ville de Nîmes, ce n’est pas que le centre-ville » accuse l’élue. Un premier plan urbain avait déjà été annoncé pour Pissevin … en 2014. Sans grands effets jusqu’ici. « Il y a un délai de mise en action insupportable, malheureusement une vraie caractéristique bureaucratique française », s’indigne Philippe Berta, député MoDem du Gard, qui dénonce aussi « des décennies d’incurie locale ».
« Reconstruire des bâtiments, reloger les commerçants en exercice et les habitants, ça prend un peu de temps », justifie Richard Schieven, le monsieur Sécurité de la Ville. Un temps qui pour les habitants de Pissevin paraît de plus en plus interminable.