Paris : “J’ai mis le feu pour embêter mon voisin, j’étais dans un état psychotique”, la Tunisienne Essia Boulares jugée pour l’incendie qui a fait 10 morts et 96 blessés dans le XVIe

Dix personnes sont mortes dans la nuit du 4 au 5 février 2019, pris au piège dans l’incendie de leur immeuble rue Erlanger, à Paris. Une femme comparaît à partir de ce lundi devant la cour d’assises.

“J’entends cette dame dans la cour. Le temps que la personne parte, la lumière du couloir reste allumée. La lumière s’éteint ensuite. Je vois immédiatement sous ma porte une lueur orangée qui bougeait.” Cette “dame”, c’est Essia Boulares, qui vient de quitter l’immeuble où elle réside au 17 bis rue Erlanger, dans le XVIe arrondissement de Paris. Juste avant, elle a, selon les enquêteurs, allumé un feu devant la porte de son voisin. Valentine habite en face et a tout entendu.

Pénalement, Essia Boulares encourt 30 ans de réclusion criminelle.

Quatre ans quasiment jour pour jour après les faits, la cour d’assises de Paris va juger Essia Boulares pour cet incendie qui a coûté la vie à 10 personnes. Dix habitants pris dans le piège des flammes qui se sont propagées rapidement ou qui ont sauté de leur fenêtre, se pensant perdus. Une question est au cœur des débats: comment une dispute de voisinage a-t-elle pu être à l’origine d’un tel drame?

“Ça va te faire tout drôle”

Il est 00h36 cette nuit-là quand Valentine appelle les pompiers. Cela fait plus d’une heure qu’elle entend des cris sur son palier. À l’origine, de la musique trop forte mise par l’une de ses voisines, Essia Boulares. Le voisin, caporal-chef au sein des pompiers de Paris, dont l’appartement est mitoyen au sien, lui demande de baisser le son. Pour simple réponse, lui et sa compagne n’obtiennent que des insultes: “sale pute”, “connard de pompier, je vais te crever”.

Loin de se calmer, Essia Boulares augmente à nouveau le son. Le couple se décide à aller dormir ailleurs, après que des projectiles ont été lancés sur leur volet. Il en est empêché par la voisine, qui se trouvait sur le palier, tambourinant à leur porte tout en les insultant. Les deux jeunes gens finissent par appeler les policiers qui vont raccompagner Essia Boulares chez elle. Elle ressort quelques minutes plus tard. Plusieurs témoins l’entendent proférer des menaces.

Regarde-moi droit dans les yeux, toi qui aimes les flammes, ça va te faire tout drôle quand tout va exploser. Moi personnellement, je me casse”, lance-t-elle.

La difficile intervention des pompiers

Quelques minutes plus tard, elle revient devant la porte de son voisin avec des papiers, des morceaux de tissu auxquels elle met le feu, avant de quitter l’immeuble. Les flammes prennent rapidement, l’immeuble s’embrase, les habitants sont surpris dans leur sommeil.

L’intervention des pompiers va se révéler particulièrement difficile. L’immeuble est situé au fond d’une cour, ils ne peuvent approcher leurs engins et les grandes échelles.

Aucune façade n’est accessible aux échelles aériennes, nous permettant de réaliser des sauvetages plus aisés”, a rapporté au cours de l’instruction le pompier responsable des opérations cette nuit-là.

Les pompiers sont contraints d’intervenir avec des échelles à crochet, mais certains étages ne disposent pas de rambardes où les accrocher. Certains habitants se réfugient sur les balcons ou sur le toit.

Tous n’ont pas cette chance. Le bilan est dramatique: 10 personnes décèdent entre le 5e et le 8e étage. Certaines dans leur appartement, d’autres dans les parties communes. Trois se sont défenestrées.

Je suis resté 20 minutes en attendant les pompiers dans l’angoisse. J’entendais des gens hurler, j’ai vu mes voisins d’en face, j’ai vu également deux personnes sauter dans la cour du 4e ou 5e étage”, raconte un habitant aux enquêteurs.

Essia Boulares est interpellée peu après le premier appel aux pompiers par un effectif de la BAC, appelée à quelques pas de la rue Erlanger pour un feu de poubelle. La célibataire de 44 ans est ivre, sa garde à vue ne débutera que le lendemain. Elle est clairement mise en cause par ses voisins.

On m’accuse d’un truc grave que je n’ai pas fait. D’avoir mis le feu à mon immeuble, c’est un truc grave, je ne l’ai pas fait ça”, dit-elle aux policiers qui l’interrogent ce 5 février dans la journée.

La suspecte est déjà connue des services de police. En 2016, elle a mis le feu à une boutique de vêtements pour voler la caisse. Elle avait alors bénéficié d’un classement sans suite, en raison de son état mental. Quelques semaines plus tard, elle avait brûlé avec un briquet et une bouteille de gaz lacrymogène un pompier qui venait la secourir. Dans son sang sont retrouvés du cannabis, des antipsychotiques et des anxiolytiques.

En 10 ans, Essia Boulares a fait 13 séjours en hôpital psychiatrique, certains à la demande de sa famille. Elle était sortie de l’hôpital Sainte-Anne deux semaines avant l’incendie, les médecins constatant une “amélioration clinique rapide”. “Depuis sa première hospitalisation à 17 ans, sa vie n’a été qu’alternance de séjours en structures”, résume son frère interrogé pendant la procédure. Ses proches avaient, disent-ils, “accepté l’idée d’un drame lié au suicide”, “mais pas sa responsabilité éventuelle dans des faits graves”.

Altération du discernement

Les experts qui l’ont rencontrée pendant l’instruction évoquent une “personnalité borderline”, qui se caractérise notamment par une impulsivité majeure, des réactions hétéro-agressives, une intolérance aux frustrations, un recours répété aux toxiques ou des colères intenses et inappropriées.

Consciente des effets que l’alcool ou la drogue peuvent avoir sur elle, les psychologues et psychiatres considèrent que si elle a commis les faits qu’on lui reproche, “cela ne peut être rattaché à des troubles psychotiques”.

Une altération du discernement a été retenue mais pas une abolition: Essia Boulares est donc jugée responsable de ses actes. “J’ai agi comme une gamine, sans penser aux conséquences”, confie l’accusée au juge d’instruction le 16 avril 2021, deux ans après les faits. Elle demande aussi pardon aux victimes.

C’est moi qui ai mis le feu au bâtiment (…) J’ai mis le feu pour embêter mon voisin sans penser aux conséquences que cela pourrait avoir.”

BFM TV

À partir de ce lundi 6 février, la cour d’assises de Paris doit juger Essia Boulares, accusée d’avoir mis le feu à l’immeuble du 17 bis rue Erlanger dans le XVIe arrondissement de Paris, le 5 février 2019. L’incendie a fait dix morts et 96 blessés.

On dit la rue Erlanger maudite. En 1975, Mike Brant s’est jeté du 6e étage d’un appartement du numéro 6. En 1981, Isseï Sagawa, le « cannibale japonais », a tué et dévoré une étudiante néerlandaise dans sa chambre du numéro 10. Dans la nuit du 4 au 5 février 2019, Essia Boulares, atteinte de troubles psychiatriques, a mis le feu à l’immeuble du numéro 17 bis. Résultat (tragique) : dix personnes ont perdu la vie et 96 ont été blessées. C’est l’incendie le plus meurtrier de la capitale en quinze ans. Ce lundi 6 février, le procès tentaculaire, avec 90 parties civiles et une trentaine d’avocats, s’ouvre à la cour d’assises de Paris. Dans l’immense salle Voltaire – celle du procès des attentats de janvier 2015 – les trois prochaines semaines s’annoncent particulièrement éprouvantes.

En avril 2021, Essia Boulares a finalement avoué aux enquêteurs avoir mis le feu à l’immeuble de huit étages. « J’étais dans un état psychotique, je me prenais pour le messie, j’étais en délire de persécution », a-t-elle expliqué. Le soir du 4 février, enfermée dans son appartement du deuxième étage, elle écoute la musique trop fort, fume du cannabis et boit de l’alcool. Un conflit éclate avec un voisin pompier et la fait basculer dans la folie. Elle tambourine à sa porte, l’insulte et le menace. À 23 heures, il appelle même la police qui intervient et, pensant la situation apaisée, repart. Une heure plus tard, le voisin pompier la recroise dans le couloir avec ses affaires. Elle prononce alors cette phrase, glaçante : « Regarde-moi droit dans les yeux, toi qui aimes les flammes, ça va te faire tout drôle quand tout va exploser. Moi, personnellement, je me casse. »

Quelques instants plus tard, le voisin sent « l’odeur typique d’un incendie » et prévient les pompiers. Mais le feu se propage rapidement dans les derniers étages et des locataires se retrouvent piégés par les flammes. En raison d’une « configuration hors du commun » de l’immeuble, les pompiers doivent intervenir « à l’ancienne », selon le caporal Aurélien F. interrogé durant l’instruction. « Aucune façade n’est accessible aux échelles aériennes, nous permettant de réaliser des sauvetages plus aisés », abonde le lieutenant-colonel Xavier G.

« Dans ce type de bâtiment des années trente, il n’y a pas de dispositif, tel qu’aujourd’hui, permettant de faciliter l’action des sapeurs-pompiers et l’évacuation des personnes. Nous ne pouvons pas user d’une colonne sèche, les gaines ne sont pas encloisonnées : gaines électriques, gaz et ascenseur sont des facteurs de propagation du feu. En fait, il y avait une torchère à tous les étages. » « C’est un feu d’une propagation très rapide et d’une violence extrême, relate un autre pompier. C’est la première fois que je vois ce genre de feu aussi rapide et violent et pourtant, par mon expérience, j’en ai fait beaucoup, des feux. »

« Sauter dans le vide »

Dans l’ordonnance de mise en accusation que Marianne a pu consulter, les témoignages des personnes présentes parlent d’un cauchemar épouvantable vécu cette nuit-là. « On a commencé à hurler qu’il y avait le feu, on tapait partout, mais on ne pouvait pas monter dans les étages car il y avait trop de fumée, explique la gardienne de l’immeuble. Dans la cour, j’ai entendu des gens qui voulaient sauter dans le vide. » « J’entendais des gens hurler, raconte un locataire au troisième étage. J’ai vu mes voisins d’en face, deux personnes, se jeter dans la cour du cinquième étage. J’ai cherché à quitter mon logement, le feu était déjà présent derrière ma porte. Je me suis couvert d’eau, j’ai calfeutré la porte avec du linge mouillé et je suis retourné dans la partie opposée de mon appartement. Je suis ensuite resté vingt minutes en attendant les pompiers dans l’angoisse. »

« Le feu était vraiment ardent, il se déplaçait très vite, on voyait les flammes arriver dans les appartements. Il y avait des gens qui se signalaient aux fenêtres et plus le feu avançait, plus c’était ingérable. Il y avait des cris d’appel à l’aide, mais aussi des cris de souffrance », explique un autre locataire. « J’ai vu une femme au sixième étage qui hurlait. Elle se trouvait au milieu de la fumée. Les pompiers lui récriaient de ne pas sauter. Puis à un moment, je l’ai vu tomber », témoigne une voisine du quatrième étage. D’autres victimes expliquent s’être vues mourir, avoir attendu plusieurs heures suspendues à leur fenêtre ou sur leur balcon. Encore hantées par les images de flammes gigantesques et les colonnes de fumée noire.

Essia Boulares est interpellée le soir des faits, par des policiers de la brigade anticriminalité alors que quelques rues plus loin, elle tentait de mettre le feu à une poubelle. Sa détention, depuis février 2019, est ponctuée de séjours psychiatriques. Alcoolique depuis l’âge de 15 ans, l’accusée, qui a connu une trentaine de séjours en institut spécialisé, est décrite par les experts comme « intolérante à la frustration », « impulsive » ou « instable ». Selon eux, elle est « éligible à une sanction pénale ». « Il va falloir qu’elle tienne sur la longueur, elle est malade psychiatriquement et notre intérêt à tous est qu’elle tienne l’audience », souffle Deborah Meir, avocate de la partie civile.

Négligences

Quatre ans jour pour jour après les faits, les interrogations continuent d’obnubiler les victimes et leurs familles. La négligence dans l’entretien de l’immeuble a-t-elle contribué à l’incendie ? D’autres moyens auraient-ils pu être mis en œuvre par les pompiers ? Le gaz a-t-il été coupé ? Y a-t-il des défaillances dans la chaîne de commandement ? « Je pense qu’il y avait amplement la possibilité de sauver ma fille », a estimé auprès des enquêteurs Pascale, la mère d’Adèle, 31 ans, décédée cette nuit-là. « Il y a eu une erreur d’appréciation de la part du pompier du 18 qui lui a dit de rester où elle était. Il n’y a que les personnes des étages inférieurs qui ont été évacuées. Les pompiers se focalisaient sur les 4, 5 et 6. » Et d’ajouter : « Je ne voulais pas qu’elle reste dans cet immeuble pourri, les moquettes murales et au sol étaient toutes déchirées et très anciennes. Les portes étaient creuses. Je lui disais de ne pas toucher les colles qui étaient pleines d’amiante. L’immeuble était en très mauvais état. »

Arrivée première sur les lieux de l’incendie, Pascale a assisté, impuissante, à la mort de sa fille. En téléconférence avec un opérateur des pompiers pendant plus d’une heure, elle déplore les instructions qui lui ont été données. « Pendant une ou deux heures, il ne se passe rien pour le sauvetage de sa fille qui se retrouve prise au piège alors qu’elle a appelé les secours, que sa mère est en bas. Ça reste aujourd’hui inexpliqué », explique son avocate, maître Louise Durin. « On a demandé des investigations supplémentaires dans le cadre de l’instruction, on a voulu avoir plus d’informations, que cet opérateur soit interrogé, il n’a jamais été entendu. »

Elle déplore que l’enquête, clôturée en janvier 2022, n’ait pas abordé ces questions : « L’instruction, c’est aussi la manifestation de la vérité. Aujourd’hui on n’a pas les réponses et on ne les aura peut-être pas à l’audience. Il y a un certain nombre de choses inexpliquées… Sans parler de responsabilité pénale, ma cliente voudrait que ce procès soit aussi le moyen de changer les différentes réglementations. Comment, en plein XVIe arrondissement de Paris, il y aurait pu avoir un tel drame ? »

Marianne