Paris : Préjugés racistes et sexuels dans la littérature, y a-t-il des « censeurs éditoriaux » à Saint-Germain-des-Près ?

Surveillés par des « sensitivity readers », qui chassent les propos susceptibles de « heurter les sensibilités », les romanciers ont-ils perdu leur liberté ? Philippe Forest, Mazarine Pingeot, Marc Dugain, Philippe Jaenada et d’autres répondent.

Voici une petite histoire dont on ne sait si elle est une anecdote ou un de ces signaux légers qui annoncent un changement profond. Aux éditeurs d’une enseigne historique de la littérature française, un auteur confirmé a remis le récit de ses démêlés avec la mafia russe et les services secrets. Dans son manuscrit arrivait le moment où un truand en traitait un autre d’« espèce de pédé ! ».

Ça n’est certes pas la formule la plus délicate, mais sans doute l’une les plus usitées, surtout pour l’époque – l’histoire se déroule à la fin des années 1990. Dans ce livre publié au printemps dernier, l’invective s’est changée en « espèce d’excentrique ! ». Par-delà le fait que, une fois vidée de sa grossièreté, l’exclamation semble une mauvaise traduction, la métamorphose de l’insulte est intéressante. Des maisons d’édition françaises exigeraient donc ce genre de choses désormais ? Y aurait-il des sensitivity readers dans le Paris littéraire ?

Invention de l’Amérique et de sa meilleure alliée la Grande-Bretagne, les sensitivity readers sont des « démineurs éditoriaux », selon une traduction du « Journal officiel » en 2020 (année où l’on a débaptisé « Dix Petits Nègres » d’Agatha Christie pour le rebaptiser « Ils étaient dix »), chargés de relire les textes pour en ôter les propos « susceptibles de heurter les sensibilités ». L’idée est de ne pas offenser une communauté (les homosexuels pour l’exemple sus-cité) et de ne pas véhiculer les stéréotypes en cours de « déconstruction » par les féministes et les« woke », lesquels accompagnent la présence des questions sexuelles et postcoloniales dans le débat public. On se souvient des retouches apportées l’hiver dernier en Angleterre à l’œuvre de Roald Dahl par son éditeur sous influence de ces « démineurs ». Depuis, il n’y a plus de « gros » garçon dans la bande à Charlie ni de « vieilles » schnoques aux alentours de la chocolaterie mais beaucoup de monde pour trouver que c’était mieux avant.

Hypervigilance woke

En France, on n’en est pas là. Gallimard ne veut pas réécrire les romans traduits en français de Roald Dahl mais des groupes de pression s’activent bel et bien. « Il me semble que ces critères n’ont plus rien de littéraire, et qu’on vise à mesurer l’importance d’une œuvre en fonction de la manière dont elle illustre un certain agenda politique ou sociétal auquel elle se soumet. Tel roman devra être étudié parce qu’il magnifie l’expression d’une identité raciale, sexuelle, sociale – selon les critères mêmes que le woke fait prévaloir », expliquait Philippe Forest en mai dans nos pages Idées. Que la langue française évolue, laquelle, sous couvert d’universalisme, invisibilise les femmes, il n’y a plus grand monde pour s’en plaindre – même les réfractaires du début ont fini par adopter « auteure » ou « autrice » ; ce qui déplaît, en revanche, c’est que l’hypervigilance de cette élite très influente (certains parlent de lobby) et très bien représentée dans les journaux et l’édition s’exerce jusque dans les pages des romans. La condition d’écrivain en France au XXIe siècle s’en trouverait-elle modifiée ?

« Complètement, estime Eric Chauvier, anthropologue et romancier, auteur en 2021 du beau “Plexiglas mon amour” (Allia) inspiré par le sentiment de devenir fou (ou folle, allez) si partagé pendant la pandémie. L’injonction à ne pas aller vers la négativité du monde, les conflits, c’est-à-dire vers les situations, celles que nous vivons réellement, favorise la binarité générale, et nous mène à penser en nous passant de l’expérience du monde. Les écrivains n’y échappent pas. On a des romanciers vertueux qui ne s’autorisent plus à être positivement monstrueux. Le risque est un glissement progressif vers des livres réduits à des thèmes qui relèvent plus du journalisme que de la littérature. Blanchot serait-il publié aujourd’hui ? Et “le Château” de Kafka ? Son désespoir serait peut-être trop difficile à supporter pour un éditeur. » En somme, c’est la revanche du bon sentiment dont on a longtemps dit avec Gide qu’il était le tombeau de la littérature.

Aux Etats-Unis, Lionel Shriver, femme de lettres et journaliste à contre-courant de ce mouvement, a rédigé une parodie de son célèbre premier livre, « We Need to Talk about Kevin », comme s’il avait été réécrit par un sensitivity reader. « C’est la fin du personnage détestable dans le roman », résume un écrivain qui met en scène de détestables personnages. Désormais, un petit Jiminy Cricket féministe, woke, inclusif, positif et bienveillant perché sur l’épaule des auteurs se tient prêt à les rappeler à l’ordre et à trépigner sur les tables de travail jusqu’à avoir le dernier mot. C’est précisément ce qui inquiète Mazarine Pingeot.

Depuis sa tribune dans « le Monde » intitulée « Ce mortel ennui qui me vient… » et que Maïwenn a dû aimanter sur son frigo, on sait que le néoféminisme n’est pas sa tasse de thé : « Le problème est moins l’écriture que la réception de ce qui s’écrit, nous dit-elle. La seule chose qui compte désormais pour évaluer un livre c’est : “De quoi ça parle ?” C’est un contresens total de ce qu’est l’art. Et si le critère d’évaluation devient la bonne moralité de l’auteur alors “je” ne peut plus être un autre. » Après avoir accepté ce qui lui semblait juste, à savoir la féminisation du nom des métiers, elle veille à ne pas s’autocensurer. Une rumeur circule depuis juin. Son nouveau roman, annoncé pour la rentrée, intitulé « le Salon de massage » (Mialet-Barrault) serait sa réponse par l’humour au puritanisme ambiant.

Police du langage

Mais qu’est-il en train d’arriver à la littérature que l’on croyait être le refuge sanctuarisé de l’indicible et du misérable tas de secrets ? A-t-il raison, le mécontemporain qui nous dit qu’un cahier des charges invisible circule, reflet du « lissage général de la pensée » et d’une lapalissade qui tient lieu de réflexion générale (le mal, c’est pas bien) ? A poser la question à droite et à gauche (surtout à gauche), on entend parler d’« autocensure qui affleure » et de « police du langage ». Observateur de la vie littéraire depuis « le Jourde & Naulleau » paru en 2004 (un Lagarde et Michard vachard), Pierre Jourde expose paisiblement ses vues, du fond de la benne à réacs où on l’a depuis longtemps jeté, sur les « concepts assez grossiers et empreints de morale » et la drôle de mutation d’une littérature devenue « vertueuse et qui s’emploie à décrire le monde tel qu’il devrait être mais qu’il n’est pas quand la question centrale demeure la question du mal qui n’est plus abordée ». On entend beaucoup dire aussi que le combat en faveur de ce que feu Philippe Muray appelait « l’empire du bien » serait mené par des « bobos parisiens ».

Ces discussions parfois expéditives (« Elles nous font ch… ») ont lieu en petit comité car on a vite fait de se retrouver catalogué vieux-con-vieille-conne et de devenir la cible des réseaux sociaux comme nous l’explique un écrivain connu et reconnu, un de ces magiciens du verbe dont on identifie l’esprit et le style en quelques lignes, très aimé du public qui plus est. Lui préfère Deborah Levy à Virginie Despentes (« Je lis pour me sentir plus libre et non plus aliéné ») et songe à la liquidation de la littérature prolétarienne sous surveillance dans l’Union soviétique par des auteurs eux-mêmes qui intégraient la contrainte pour être publiés.

« Un écrivain, c’est un univers, une langue. Contrefaire cela pour se soumettre à l’air du temps ou à l’idéologie dominante, c’est l’assurance de devenir très vite très mauvais. J’en connais bien d’autres comme moi, accablés par l’atmosphère sans le dire. Ils veulent vendre leurs livres ; ils veulent la paix. » De son côté, François Garde se demande simplement si « Ce qu’il advint du sauvage blanc » (Gallimard, 2012, une splendeur), récit de la vie et la mort du mousse vendéen Narcisse Pelletier oublié sur une île d’Australie en 1858 dans sa quinzième année par son équipage et adopté par des « sauvages », serait aujourd’hui publié en l’état. Faudrait-il en 2023 une note de bas de page ci et là pour dire que l’auteur ne cautionne pas ce qui est relaté ?

Le masculin universel ?

Penchés sur leur ouvrage, d’autres ressentent, comme lui, cette pression mais s’y adaptent plus ou moins. Eric Halphen, l’ancien juge anticorruption, situe dans le milieu du football son prochain roman. Il continue d’employer « le masculin universel » si décrié de la langue française mais, pour certaines choses, fait plus attention désormais. « Si je dis qu’un joueur est noir, je me sens obligé de dire qu’un autre est blanc. Bien sûr, la littérature est l’un des terrains de la liberté où théoriquement on peut écrire ce qu’on veut mais un romancier se doit d’essayer d’être le témoin de son temps et ne peut totalement ignorer les débats en cours. Ils me font réfléchir et être vigilant. Pour autant, je ne me sens pas obligé de rendre systématiquement des personnages racisés comme on dit maintenant. »

Marc Dugain, qui vient de se remettre à écrire, dit n’être « en réaction contre rien » et trouve même « cocasse l’exagération ». « Je ne me sens pas redevable et continue à faire comme je fais mais je comprends très bien que les femmes se sentent lésées par la langue ; donc oui, il y a des moments où je vais faire un effort particulier, chaque fois que je peux je fais en sorte de trouver le bon mot. En revanche, j’espère qu’il n’arrivera jamais qu’on me dénie le droit par exemple dans un roman de me mettre à la place d’une femme lesbienne, comme c’est arrivé aux Etats-Unis. »

Il y a enfin ceux qui observent de loin tout cela, soit que leur esprit contemplatif les tient éloignés des querelles, comme Serge Joncour qui publie à la rentrée « Chaleur humaine » (Albin Michel), gagné par la joie paisible de grandes promenades avec un chien fabuleux prénommé Sunny, soit que, tel un Philippe Jaenada amarré au sempiternel bistrot en bas de chez lui, on ne voit pas trop en quoi on pourrait offenser autrui. Quand il a publié « la Petite Femelle », enquête fleuve et attendrie sur Pauline Dubuisson jugée en 1953 pour meurtre (et inspiratrice de « la Vérité » de Clouzot), l’écrivain a reçu un jour dans ce même QG la journaliste d’un glorieux journal féminin venue l’interviewer. Vient la question du partage des tâches ménagères.

Philippe Jaenada explique qu’il n’a pas vu une bouteille de Paic Citron depuis plus de vingt ans car sa femme, la mystérieuse Anne-Catherine qui passe dans chacun de ses livres, veut tout faire elle-même. C’est une espèce de TOC qu’elle a, si bien qu’il a la chance de vivre, « comme dans les années 1950 », les pieds sous la table, chaque jour de sa vie. Ses réponses n’ont pas convenu, dirait-on. Il a été présenté dans l’article comme le mari idéal, toujours pressé d’essuyer la vaisselle. Et c’est ainsi que Philippe Jaenada est devenu un écrivain féministe.

L’Obs