« Plutôt que de craindre que les migrants ne volent nos emplois, mieux vaut s’intéresser aux conditions démographiques prévisibles qui attendent la France »
Par Gérald Bronner, sociologue et professeur à la Sorbonne Université
10.000 migrants ont débarqué ces derniers jours sur l’île de Lampedusa en Italie, qui a une superficie de 20 kilomètres carrés et ne compte que 6.000 habitants. Cette simple comparaison produit un choc des images et des opportunités politiques mis à profit par certains. C’est, par exemple, le cas de Marion Maréchal, qui s’est précipitée sur les lieux pour montrer que la peur migratoire n’était pas infondée. Ses efforts n’auront pas à être trop importants, car, sondage après sondage, les Français indiquent qu’ils sont sensibles à ce thème et réclament une politique ferme.
La question de la migration est un serpent de mer de notre imaginaire politique. On se souvient que, déjà dans le cadre des élections législatives de 1978, le Front national proclamait sur ses affiches : “1 million de chômeurs, c’est 1 million d’immigrés de trop !” La crainte migratoire a longtemps pris la forme d’une inquiétude pour la maîtrise des ressources essentielles. L’accès à l’emploi étant, dans le monde contemporain et à une époque où le taux de chômage était important, un objet d’inquiétude prioritaire.

Cette peur migratoire n’est pourtant pas rationnellement fondée. C’est ce que souligne un récent rapport publié par l’Institut Montaigne et signé par Bruno Tertrais, intitulé “Démographie en France : conséquences pour l’action publique de demain”.
Ainsi est-il rappelé, sur la base de la littérature scientifique, que l’immigration a un très faible impact sur l’emploi et les salaires. De la même façon, cette population n’a pas d’influence majeure sur le PIB de notre pays ou sur les finances publiques, car elle est surreprésentée dans les catégories en âge de travailler. Elle cotise par conséquent plus qu’elle ne coûte, même s’il est vrai qu’elle alourdit les frais de la nation en matière d’éducation et de santé.”
Plutôt que de craindre que les immigrés ne dérobent les emplois des autochtones, on devrait scruter à la loupe les conditions démographiques prévisibles qui attendent notre pays : le déclin de la population active. En effet, le solde naturel (balance des naissances et des décès) devrait devenir négatif dès 2035. Par ailleurs, les plus de 65 ans représenteront 30 % de la population en 2070 (alors qu’ils sont 21 % en 2023). On peut aussi conjecturer que, autour de 2030, 760 000 postes seront annuellement à pourvoir, quand 640 000 jeunes seulement entreront sur le marché du travail. Ce qui constituera un déficit humain de 100 000 personnes environ chaque année. Donc, sauf à vouloir devenir un pays rendu impotent par l’âge moyen de ses citoyens, il faudra répondre à l’enjeu démographique.
Mutation narrative
Peu de solutions sont disponibles. La première est de promouvoir une politique nataliste. Sans juger de son caractère désirable, il me semble que cette solution est irréaliste parce que la natalité dans une population est une donnée qui évolue lentement et rarement à la hausse, quelles que soient les incitations envisagées.
La seconde serait d’accepter sur notre territoire plus d’émigrés. On pourrait supposer avec optimisme que cette option sera d’autant mieux acceptée – et donc sans réelle conséquence politique – à mesure que la nécessité se fera sentir. Ce serait oublier que la peur migratoire a changé de narration. En effet, il s’agit de craindre non plus, comme sur les vieilles affiches du Front national, une compétition pour les ressources économiques, mais plutôt une domination symbolique de l’espace public. Pour l’année 2022, les titres de séjour délivrés ont atteint un record de 320 000, et les individus en bénéficiant ont été majoritairement des Africains, notamment du Maghreb.
Les Français accepteront peut-être d’abandonner la crainte économique que leur inspirent les émigrés, mais ils abandonneront plus difficilement celle que certaines valeurs – qu’elles relèvent de variables religieuses ou culturelles – soient incompatibles avec l’idée qu’ils se font de la France. Cette mutation narrative est tangible dans le thème du “grand remplacement”. Indépendamment des efforts d’intégration qu’il est légitime d’attendre de populations qui souhaitent vivre dans notre pays, il est à présent vital de repenser les politiques de la ville et du logement : faire une priorité de l’évitement de tout cluster culturel et économique que pourrait renforcer la venue de ces nouvelles populations. Seule une politique anticipée de mixité sociale pourra nous éviter les conséquences politiques prévisibles des enjeux démographiques qui vont se poser à nous. Nos politiques sauront-ils voir assez loin ?