Pourquoi est-on devenu si indifférent à la tragédie migratoire ?

Chaque semaine, le nombre de personnes migrantes retrouvées mortes ne cesse d’augmenter, notamment en mer Méditerranée, la route migratoire la plus meurtrière au monde. Et pourtant, l’indifférence règne. Pourquoi ? Ouest-France a posé la question à Médecins sans Frontières et SOS Méditerranée qui tentent d’expliquer le phénomène.
Le 6 août 2023, une femme enceinte et un jeune enfant sont retrouvés morts alors que deux bateaux transportant des dizaines de migrants ont coulé au large de l’île italienne de Lampedusa. Le 19 juillet 2023, la photo des corps sans vie de Fati Dasso et de sa fille Marie dans le désert libyen fait le tour du monde. Et le décompte ne s’arrête pas. Le nombre de personnes migrantes découvertes mortes ne cesse d’augmenter semaine après semaine. Pourtant, il semble que notre regard sur le sujet n’évolue pas. Pourquoi ? Ouest-France a posé la question à Médecins sans Frontières et SOS Méditerranée qui tentent d’expliquer le phénomène.
Parce que la situation n’est pas nouvelle
Depuis le mois de janvier 2023, plus de 1 800 personnes ont péri dans les naufrages en mer Méditerranée, la route migratoire la plus meurtrière au monde, selon les chiffres compilés par les Nations unies. Soit plus du double que l’an dernier. Le premier trimestre 2023 avait déjà enregistré un record de décès depuis 2017. Mais le problème n’est pas nouveau.
Au total, 27 812 personnes migrantes ont trouvé la mort depuis 2014, dont près de 22 000 sur la route méditerranéenne. « En 2013-2015, on ne connaissait pas la situation migratoire. Aujourd’hui, on sait ce qu’il s’y passe et pour beaucoup, c’est une tragique habitude », déplore Michaël Neuman, directeur d’études au Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (CRASH) de Médecins sans frontières (MSF). Et au vu de la situation en Niger ou au Burkina Faso, « on s’attend à ce qu’il y ait de nouveaux départs », appuie le responsable.

En Tunisie également, le pays mène des campagnes massives d’arrestations et d’expulsions de personnes migrantes depuis la ville de Sfax, devenue depuis le début de l’année, une plate-forme de départ majeur pour les candidats à l’exil vers l’Europe.
« Ce sont des migrants subsahariens, victimes d’une véritable chasse à l’homme, qui par désespoir quittent leur pays dans des conditions affreuses », poursuit Michaël Neuman qui voit « un élargissement de la zone de départ de l’ouest vers l’est de la Lybie. »
Pas question pour autant pour les ONG de baisser les bras. « On est pris dans une obligation de secourir les gens », indique François Thomas, président de SOS Méditerranée depuis juin 2019. Son organisation a permis le secours de plus de 37 000 personnes. Mais les chiffres évoluent encore, dans la nuit du 10 au 11 août 2023, l’Ocean Viking, le navire de sauvetage de l’ONG, a pu effectuer 11 interventions. « Plus de 500 personnes ont été secourues. »
Parce que les discours xénophobes persistent
Les ONG pointent un autre point de crispation : le non-respect « des engagements européens par les États », constate François Thomas, qui pointe aucun moyen offert par les États. « On peut parler d’un silence assourdissant des valeurs européennes ».
Il faut repenser notre rapport à la mobilité et à la migration et l’imaginer comme un phénomène normal.
En 2013, pourtant, l’Italie avait lancé l’opération militaire et humanitaire « Mare Nostrum » après la mort de 356 personnes migrantes au large de son île de Lampedusa. En un an, la mission de surveillance permanente, qui a continué jusqu’en octobre 2014, a pu secourir plus de 150 000 personnes. Soit un peu plus de 400 personnes par jour. « À l’époque, on avait la voie libre. On se disait que ce n’était pas normal que les gens meurent », se rappelle Michaël Neuman. « Que ce soit Greenpeace ou Sea-Watch, on était libre de porter secours aux naufragés. »

Mais depuis, la situation s’est inversée : les discours xénophobes ont augmenté et les conditions d’intervention se sont largement détériorées pour les ONG. En Italie, « Giorgia Meloni ferme ses portes et quand elle ne nous refuse pas de débarquer, elle nous propose des zones de sauvetage de plus en plus loin » faisant bondir les coûts et les temps de trajets pour les ONG.
Sans compter les pressions que subissent les organisations. « Il n’y a pas longtemps, on s’est fait tirer dessus au large par les garde-côtes libyens », condamne François Thomas.
Pour beaucoup, « les personnes migrantes ont un devoir de s’informer. Si elles se lancent dans ces embarcations, c’est un peu de leur faute : elles savent quels risquent elles encourent », tente d’expliquer le directeur d’études de MSF. Des discours qui imprègnent et qui rejettent ces mouvements migratoires. « Il faut repenser notre rapport à la mobilité et à la migration et l’imaginer comme un phénomène normal, et non pas uniquement policier. »
Parce qu’il est difficile de mettre des noms derrière des chiffres
En 2015, la photo d’Aylan, un enfant syrien de 3 ans échoué sur la plage, était devenue le symbole de la crise migratoire, réduite à des chiffres. « L’image est venue couronner une séquence de plusieurs semaines où le nombre de naufrages explosait sur nos côtes, pointe Michaël Neuman. Elle a révélé la fragilité de ces gens à un moment où la majorité de la population ne connaissait pas ce problème. »
On s’est tragiquement habitué à la situation.
Mais aujourd’hui, la sensibilité n’est plus la même. « Des images de ce type, on a en produit malheureusement tous les jours, sans qu’il n’y ait aucune réaction. On s’est tragiquement habitué à la situation », abonde le directeur d’études de MSF.
Et le président de SOS Méditerranée de rappeler que « la crise migratoire ne s’est pas arrêtée avec Aylan. Plus de 20 000 morts ont été enregistrés en mer Méditerranée depuis 2014 ».
À cela s’ajoutent les naufrages « invisibles », ceux dont les bateaux sont portés disparus et pour lesquels il est difficile de retrouver les corps. « Pourtant, rappelle le responsable, ce sont des hommes, des femmes, des familles » qui quittent leur pays pour échapper à la guerre ou à la misère économique. Pour ne pas les oublier, « c’est autant de travail de remémoration, de lutte. Il faut que l’on soit des veilleurs de mémoire », concède Michaël Neuman.