Quand le complotisme s’invite dans la famille

Terre plate, dangerosité des vaccins, réchauffement inexistant… Comment faire face à un proche adhérant à des fake news ou théories farfelues?

Un tiers des Français estiment que le gouvernement américain avait eu connaissance des attentats du 11 Septembre et les a laissés survenir, 29 % d’entre eux que le réchauffement climatique est davantage le fruit d’un phénomène naturel que de l’activité humaine, 12 % que la Terre est plate (enquête Ifop/AMB-USA.fr, janvier 2023)… 

Les fake news («infox» ou «désinformation» en français) gagnent du terrain et s’invitent aujourd’hui dans nos foyers, où les nombreuses théories plus ou moins fantaisistes liées à la pandémie ont généré bien des disputes et des ruptures familiales depuis 2020. Comment s’y prendre lorsqu’un parent, un frère ou un enfant bascule dans une lecture alternative de la crise sanitaire ou en vient à remettre en cause une vérité scientifique ou historique? Faut-il argumenter ou se taire? Garder le contact ou se voir un peu moins pour éviter la brouille définitive?

«Le plus important, c’est de maintenir un lien affectif, de continuer à partager des activités communes (promenades, loisirs…) en évitant, si besoin, les sujets qui fâchent. Une personne n’est jamais totalement complotiste: mieux vaut éviter de la réduire à cette étiquette car il s’agit simplement d’une partie de son identité à un moment de sa vie», affirme David Morin, professeur à l’université de Sherbrooke (Canada) et cotitulaire de la chaire Unesco en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents.

Les spécialistes qu’il a interviewés dans son passionnant ouvrage Mon frère est complotiste (coécrit avec Marie-Ève Carignan, Éditions de l’Homme, 2023) sont unanimes: plus une personne complotiste se coupe de son entourage, plus elle risque de se marginaliser et de se radicaliser en ne fréquentant plus que des personnes qui partagent les mêmes convictions qu’elle…”

Faire preuve d’empathie

Bien sûr, il n’est pas toujours facile de garder son calme face à un proche que vous ne reconnaissez plus, qui vous pousse dans vos retranchements et vous accuse de vous laisser berner par les récits officiels. Mais comprendre son comportement peut sûrement vous y aider.

Si un membre de votre famille se laisse séduire par ces théories, c’est peut-être parce qu’il est à un moment de sa vie où il se sent vulnérable, en colère… «Les psychologues sociaux l’ont vérifié: ces gens si méfiants envers les institutions ont souvent été exclus du parcours scolaire standard à un moment ou à un autre. Ils ont un fort besoin de reconnaissance et un côté revanchard envers l’institution qui ne les a pas compris», analyse ainsi Fabrice Clément, chercheur en sciences cognitives à l’université de Neuchâtel et auteur de La fabrique des croyances chez l’enfant (Odile Jacob, 2023).

En affirmant que les événements ne doivent rien au hasard mais sont le fruit d’agents intentionnels qui mènent le monde dans une direction conforme à leurs intérêts (financiers, idéologiques, etc.), les récits conspirationnistes peuvent aussi avoir, pour certains, un côté rassurant: ils donnent un sens et une cohérence à ce qui nous arrive. «Beaucoup de gens ont adhéré aux théories du complot car cela les protégeait: on sait qui est responsable de cette situation, on a un ennemi plus identifiable que le virus. Il y a une forme de reprise de contrôle», affirme ainsi la psychiatre Cécile Rousseau dans Mon frère est complotiste.

La lutte contre le complo­tisme passera par les citoyens, bien plus que par les institutions.” – David Morin, professeur à l’université de Sherbrooke (Canada)

Plutôt que de contre-argumenter ou de vous laisser aller au sarcasme – ce qui vous soulagera peut-être sur le court terme, mais risque de braquer encore davantage votre interlocuteur – essayez plutôt de faire preuve d’empathie. «On peut valider les ressentis de la personne sans valider pour autant ses opinions, essayer de comprendre ce que son discours cache de peurs, d’anxiétés, de griefs politiques… souligne David Morin. Les craintes sont réelles. C’est l’interprétation qui en découle qui est fausse.» Se mettre dans une posture naïve, poser des questions pour l’amener à préciser sa position peut aussi être une bonne stratégie pour lui permettre de constater par elle-même les incohérences de son discours.

Mais n’oubliez pas non plus de prendre soin de vous: posez des limites («je n’ai pas envie d’en discuter maintenant, on en reparlera plus tard»), choisissez un moment où vous êtes serein pour engager la conversation, cherchez du soutien après d’associations (par exemple l’Unadfi, Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes). «Il ne faut pas hésiter à se faire aider: si votre enfant, par exemple, adhère à ces théories, cela peut être très culpabilisant», assure David Morin, qui estime que le rôle des proches est crucial pour limiter l’expansion de ces croyances, symptômes d’un véritable mal-être de nos sociétés. «La lutte contre le complotisme passera par les citoyens, bien plus que par les institutions, conclut-il. Le discours conspirationniste étant anti-institutions, toutes les mesures qu’elles pourraient prendre risqueraient d’alimenter encore davantage les théories du complot.»

Le Figaro