Quand l’ultragauche régente le quotidien de l’université Paris 8
Cours interdits, «notes plancher»… La contestation de la réforme des retraites désorganise la fac de Saint-Denis. À 30 minutes du centre de Paris, la bouche de métro «Saint-Denis Université» s’ouvre sur l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Aux alentours du parvis qui les sépare, une station Vélib’ et une boulangerie. Un lieu de va-et-vient, où les étudiants ne s’attardent pas. En cette période de mobilisation contre la réforme des retraites, pas de blocage physique de l’université. Y entre qui veut, à condition de montrer son sac aux vigiles.
Dans le hall d’entrée, le décor est planté. Sous une banderole colorée, où l’on peut lire «fête du personnel mobilisé, la retraite en claquette, pas travailler c’est le pied», quelques personnes, la cinquantaine avancée, tiennent le «piquet de grève». Des personnels qui se sont installés là depuis des semaines. En fond sonore, on entend Renaud ou Manu Chao. «Y’a du café chaud pour les manifs», lance l’un d’eux à l’adresse d’un étudiant qui passe son chemin, mi-surpris, mi-amusé.
Ici, on vend des cache-cou et du sérum physiologique -les indispensables de la manif-, mais aussi des porte-clés et des radis, pour alimenter «la caisse de grève de Paris 8». Sur un tableau Velleda, l’agenda «festigrève» affiche le programme de la semaine: des AG (des UFR de langues et de danse, des personnels, une AG féministe aussi), et des ateliers divers allant des «théories postcoloniales» aux «slogans sociaux» en passant par «le travail des caissières» ou la «contre-cartographie» (pratique visant à déconstruire les conventions cartographiques et les systèmes sociotechniques qui les produisent). Un chercheur du CNRS doit aussi intervenir sur les violences policières. Point d’orgue de cette grande orchestration, le rendez-vous de ce jeudi 13 avril pour la douzième journée de mobilisation intersyndicale contre la réforme des retraites. Le lendemain, un «repas végan et anticapitaliste» est programmé.
En face du piquet de grève, le point d’accueil et d’information est fermé «en raison du mouvement social». «Grève tous les jours en fait», indique une banderole au carrefour qui mène aux différents bâtiments du campus. Carrelage, murs blancs, gris ou orange, escaliers métalliques, escalator menant à la bibliothèque où une poignée d’étudiants travaillent…
Le décor industriel n’est pas sans rappeler les années 1980, date à laquelle le «Centre universitaire expérimental de Vincennes», créé après Mai 68, s’est implanté à Saint-Denis. Dans le hall qui mène au bâtiment B, les murs sont couverts d’inscriptions et graffitis. «Macron, on va te péter les rotules», «le roi au bûcher», «soutien aux éboueurs, les vraies ordures sont à l’Assemblée», «Palestine vivra», «nique la bac», «acab» (pour «all cops are bastards»)… Une contestation antisystème tous azimuts où apparaissent, parfois, les slogans «la retraite à 64 ans, c’est non» ou «le 49.3, on n’en veut pas».

Grève tous les jours en fait», indique une banderole au carrefour qui mène aux différents bâtiments du campus
«L’idée est de ne pas délivrer de savoirs»
Ici, des étudiants parlent de la prochaine AG à laquelle ils vont assister. Là, d’autres vont en cours. «Par rapport à une période «normale», je dirais qu’il y a un tiers des effectifs», estime Julien (*), enseignant-chercheur depuis une vingtaine d’années à Paris 8. Ce jour-là, il a fait le déplacement pour donner son cours. «En toute illégalité. Car si l’on s’en tient aux décisions des AG concernant mon département, les cours sont «banalisés» depuis fin janvier», explique ce professeur qui préfère garder l’anonymat, par «crainte de représailles».
En d’autres termes, les cours ne doivent pas avoir lieu. Les professeurs peuvent cependant, s’ils le veulent, proposer des «animations pédagogiques». «Il s’agit de cours alternatifs, explique un syndicaliste, qui préfère lui aussi taire son nom et celui de son organisation. L’idée est de ne pas délivrer de savoirs, mais de parler des mouvements de grève et des sujets de mobilisation. Il n’y a pas suffisamment de cours supprimés à mon goût. La fac tourne encore, même si le fonctionnement n’est pas optimum».
Tant que le conseil d’administration ne fixera pas de règles du jeu claires, les militants extrémistes auront un boulevard” – Julien, un enseignant-chercheur de Paris 8
Les AG, elles, réunissent à la fois les membres de la coordination étudiante, menée par Sud et Solidaires, et des personnels appartenant à une intersyndicale, faite de la CGT, du Snesup-FSU et de la CFDT.
«Des AG qui comptent une centaine de personnes – alors que 25.000 étudiants sont inscrits à Paris 8 – qui fait peur aux directeurs d’UFR et qui décide de tout! C’est délirant, s’emballe Julien. Régulièrement, les portes sont fermées à tous ceux qui ne sont pas d’accord. Leur technique est parfaitement au point: ils se répartissent dans l’espace pour monopoliser la parole. Il serait pourtant possible de gérer les choses de manière démocratique, en recourant au vote électronique. Mais tant que le conseil d’administration ne fixera pas de règles du jeu claires, les militants extrémistes auront un boulevard».
Sollicitée par Le Figaro pour faire le point sur la tenue des cours et sur les règles définies en cette période de mobilisation, la présidence de l’université n’a pas donné suite. En l’absence de cadre, c’est «le chaos qui règne ici», estime Julien. Et les communications les plus bruyantes font loi.
Début avril, Paris 8, comme d’autres universités, a été destinataire, via la CGT locale, de la motion de l’AG des personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche d’Île-de-France du 30 mars, appelant à «agir concrètement contre le distanciel et les fermetures administratives» et à «réfléchir dès maintenant aux modalités de validation du semestre».
À l’heure de la mobilisation contre la réforme des retraites, les syndicats dénoncent unanimement le recours à l’enseignement à distance dans le but de «casser» les situations de grève et de blocus. Début avril, le tribunal administratif de Pau a d’ailleurs été saisi par deux syndicats d’enseignants d’une demande de suspension de l’arrêté pris fin mars par le président de l’université de Pau. Ce dernier avait décidé de l’organisation des cours de manière hybride, en distanciel et dans des locaux accessibles, pendant la durée du blocage. La décision du tribunal n’est pas encore tombée.

En l’absence de cadre, c’est «le chaos qui règne ici», estime Julien.
«Vous êtes au courant qu’il n’y a pas de cours?»
Mais à Paris 8, le compte rendu d’une AG, tenue le 17 janvier, transmis par la CGT Ferc Sup de l’université va plus loin encore, recommandant, pour «rendre la mobilisation vivante et visible sur la fac», d’afficher «une «liste de la honte» des directions de services et de départements qui tentent de briser la grève par le recours au “télétravail” ou autres mauvaises pratiques». L’AG de l’UFR de langues, elle, a même décidé que «les documents ajoutés sur moodle (une plateforme d’apprentissage en ligne, NDLR) qui n’ont pas été vus en cours» seraient des «non-sujets aux examens».
Elle a aussi adopté le principe d’«une note plancher de 10 sur 20 améliorable». «Que vont valoir des diplômes délivrés dans de telles conditions?, s’interroge Julien. J’essaie d’expliquer à mes étudiants qu’une décision d’AG n’a pas de valeur légale. Mais il est difficile de se faire entendre. En dehors des étudiants étrangers et des personnes en reprise d’études, certains finissent par adhérer à ces règles. Et ce sont les jeunes venant de milieux favorisés qui paient les pots cassés».
J’aime mon métier et mon université. Mais j’en suis arrivé au point où je déconseille de s’inscrire ici. Je me pose aussi la question de rester. Je pourrais aller enseigner dans une école de commerce.” – Julien, un enseignant-chercheur de Paris 8
En distanciel comme en présentiel, 20 % de ses étudiants, «les plus motivés», répondent présents à ses «cours cachés». Ce jour-là, sept élèves de licence sont venus assister à son cours de trois heures. La dernière partie sera interrompue par l’irruption d’une quinzaine d’autres étudiants. «Vous êtes au courant qu’il n’y a pas de cours?», l’interpelle le groupe. À peine ouvre-t-il la bouche qu’ils martèlent «49.3!». Il n’a d’autre choix que de quitter la salle, sous les sifflements. «J’aime mon métier et mon université. Mais j’en suis arrivé au point où je déconseille de s’inscrire ici. Je me pose aussi la question de rester. Je pourrais aller enseigner dans une école de commerce», conclut le professeur dépité. Dans cette université à dominante arts, lettres et sciences humaines et sociales, tous les départements ne sont pas logés à la même enseigne. Sur son site internet, le département de sociologie et d’anthropologie se fait l’écho des AG.
Le 3 avril, il organisait une projection débat du documentaire Printemps debout portant sur la mobilisation étudiante contre la loi travail en 2016. Dans le même temps, le département d’histoire, lui, a décidé que les cours étaient maintenus, à l’exception des journées de mobilisation et d’éventuels blocages. Et si «l’assiduité obligatoire est levée pour tous les cours», il a décidé d’ «écarter la note plancher». À quelques kilomètres de Paris, où la mobilisation dans les universités n’a pas vraiment pris, Paris 8 fait l’effet d’une bulle. Sur le grand mur orange extérieur de la cafétéria donnant sur des pelouses vertes, une inscription: «Bourgeois, gaffe à vous, On aura votre peau». À l’intérieur et à l’extérieur, des affiches placardées un peu partout, pour «la régularisation de tous les sans papiers», contre «la loi de 2004 sur le voile et les racistes», une «marche annuelle internationale contre les violences d’État et le racisme systémique», un «printemps des transitions» autour d’un buffet paysan, une «journée de la visibilité transgenre».

À quelques kilomètres de Paris, où la mobilisation dans les universités n’a pas vraiment pris, Paris 8 fait l’effet d’une bulle
Créée en 1969 pour éloigner les étudiants les plus contestataires du centre de Paris, l’université se présente, sur son site internet, comme «l’héritière de l’effervescence intellectuelle et pédagogique qui a suivi Mai 68», «animée depuis par un esprit de démocratisation de l’accès au savoir et de productions de connaissances ancrées dans les enjeux du monde contemporain». Les mouvements de contestation y trouvent de forts échos. En 2018, pendant cinq mois, une aile du campus avait été occupée par des sans-papiers, avec le soutien d’un collectif. Une contestation et des crises qui, de l’avis de plusieurs enseignants, sont devenues «systémiques».
En 2020, des personnels du département histoire avaient fait l’objet d’inscriptions injurieuses et déploraient des occupations de salles de cours et des dégradations. Entre «passer pour des fascistes ou des «idiots utiles», un professeur expliquait alors qu’il serait «membre de la communauté universitaire chargée d’une mission de service public et citoyen d’une démocratie», «pas un idiot utile se pâmant devant des enfants de bourgeois, en mal de gloire révolutionnaire, qui transforment Paris 8 en salle de jeu».
(*) Le prénom a été modifié