Québec : Des “traumavertissements” alertent sur le contenu des livres afin d’éviter un choc aux lecteurs, alors que des études concluent qu’ils sont inefficaces
Un nouveau symptôme du phénomène du wokisme. Au Québec, dans le milieu de l’édition, les « traumavertissements » pullulent. Ces derniers, aussi qualifiés de « trigger warnings » en anglais, ont pour but de mettre en garde les lecteurs vis-à-vis du contenu de l’ouvrage qu’ils ont entre les mains. Violence, racisme, homophobie, misogynie… Le but est donc que les lecteurs qui ne souhaitent pas lire des propos en lien avec des thématiques jugées problématiques puissent être tenus au préalable au courant. Toutefois, plusieurs études ont démontré que ces avertissements… étaient tout bonnement inefficaces.
L’objectif de ces mises en garde est que les lecteurs qui ne souhaitent pas lire des propos en lien avec des thématiques jugées problématiques puissent être tenus au courant.

Au Québec, certains éditeurs font le choix de n’inclure aucun « traumavertissement » afin de ne pas infantiliser leur lectorat,. D’autres, au contraire, décident d’en ajouter afin que les lecteurs ne soient pas confrontés à un choc au moment de parcourir l’ouvrage en question. Parfois, il s’agit de recontextualiser les propos d’un livre écrit longtemps auparavant. Cela alors que la controverse autour de la censure des livres de Roald Dahl bat son plein, poussant même la famille royale britannique à s’exprimer sur le sujet.”
Les traumavertissements se multiplient alors que des études concluent qu’ils sont inefficaces. Ces avertissements, qui préviennent que le contenu pourrait être délicat, irritant ou déclencheur de réactions perturbantes, prolifèrent maintenant dans le milieu des arts, royaume du bouleversement émotif et du choc esthétique. Musées, classes de littérature, livres, spectacles, opéras préviennent leurs visiteurs, lecteurs et spectateurs. Regard, en une série de textes, sur ce phénomène des trigger warnings, ou TW pour les intimes.
Les avertissements et les TW se détectent maintenant dans le monde du livre québécois. Certains éditeurs les réfutent par crainte d’infantiliser le lecteur. D’autres les ajoutent désormais, pour prévenir d’un récit choc et de contenus sensibles, ou encore par bienveillance envers le lecteur, pour le protéger d’une mauvaise surprise, ou pour recontextualiser un livre. Ou encore, avec une paradoxale ironie, pour se moquer des TW. Regard sur ces ajouts en petits caractères.
Le dernier roman de David Goudreault, Maple (Stanké), s’ouvre sur un TW inusité :
Cette oeuvre de fiction déborde de violence, de références explicites au racisme, au multiculturalisme, à l’homophobie, à la claustrophobie, aux drogues dures, à la misandrie, à la misogynie, à l’exploitation sexuelle, aux homicides, aux féminicides et au suicide. »
«Lecteurs sensibles, abstenez-vous. À l’aventure ! », termine l’auteur, qui a proposé ce TW « pour se moquer du climat de vertu et de bien-pensance qui prend place dans le milieu », indique Marie-Eve Gélinas, directrice littéraire fiction chez Librex.
Aux éditions La Mèche, Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok, de Michelle Lapierre-Dallaire, est le seul livre avec un TW, posé aussi à la demande de l’autrice. « C’est un livre qui est vraiment brutal, développe l’éditeur Sébastien Dulude. Bouleversant, très, très difficile à lire. » Pour lui, le TW fait partie de « toutes ces informations qu’on donne aux lecteurs sur un livre. Sur la couverture du Lapierre-Dallaire, il y a le dessin d’une vulve, aussi. On sait dans quoi on s’embarque. »
Tout le livre avertit déjà
Par la couverture, le titre, le texte à l’arrière du livre — cette page qu’on appelle C4, pour « quatrième de couverture » —, l’éditeur sème les informations, explique l’éditeur de La Mèche. Elles servent à trouver le bon lecteur… et à en filtrer quelques autres au passage, qui reposeront le livre aux étals en se disant que ce n’est pas pour eux.
La même réflexion habite les Éditions du remue-ménage, où on refuse pourtant les TW. « On essaie d’être le plus exhaustive possible dans la C4 ou le sous-titre », illustre la responsable des communications et de la commercialisation, Stéphanie Barahona. « Comme pour le Mettre la hache. Slam western sur l’inceste », de Pattie O’Green (2015).
«Ensuite, la façon dont le livre est édité (sensitive reader), la façon dont nous en parlons (argumentaire), les réseaux que nous investissons (communications), les événements auxquels le livre participe, tout cela donne sa coordonnée au livre. L’ensemble, par juxtaposition, crée le soin. »
«Bref, nous tentons d’avoir des pratiques de commercialisation (les moyens) en adéquation avec le sujet (les fins) d’un livre. Il s’agit plus d’un processus qui prévient l’instrumentalisation et la prolifération d’un trauma et qui assure de préserver l’authenticité de la prise de paroles des autrices », poursuit Mme Barahona.
«Si on allait là, tous nos livres, à un niveau ou à un autre, devraient porter des TW et des CW [Content Warning] », réfléchit la directrice artistique et commerciale, Anne Migner-Laurin. « L’idée de la littérature féministe, c’est de déranger. Pas d’épargner le monde. Nos livres à contenu plus polémique finissent souvent par tomber dans les mains des lectrices les plus averties, qui se sentiraient infantilisées ou offusquées de lire un TW dans les pages liminaires. »
Marie-Eve Gélinas, de Librex, a une pensée similaire. Pour elle, l’attention aux sensibilités des lecteurs s’intègre à même le travail éditorial et dans la recherche de souci de véracité. Elle donne l’exemple des deux romans de Hugo Meunier, Raté (2022), avec un personnage handicapé, et Olivia Vendetta (2021), avec des personnages trans, où un « comité de lecteurs sensibles a été ajouté. Ils ont un regard informé par une expérience de vie spécifique que moi, je n’ai pas, explique Mme Gélinas. Ils viennent complémenter mon expertise. »
Garder à l’abri des chocs
Les nouvelles éditions Mains libres, elles, ont quelques livres avec des avertissements et des TW: l’essai Paroles amérikoises, de Pierre Bastien et la bédé Fuites de Stanley Péan et Jean-Michel Girard, entre autres. Comme « nouvel éditeur n’ayant pas encore une relation établie avec un lectorat, c’était important de montrer que nous avons à coeur de bien faire les choses », commente Stéphane Despatie, directeur littéraire.
«Le choix de mettre un avertissement permet une certaine liberté à l’auteur tout en protégeant le lecteur d’une mauvaise surprise. Nous croyons qu’il ne faut pas minimiser le chemin que peuvent prendre les mots. La lecture, c’est aussi un état de disponibilité ; un lecteur averti sait alors s’il est disponible ou non pour s’abandonner dans tel type de proposition ce jour-là. »
Il s’agit plus d’un processus qui prévient l’instrumentalisation et la prolifération d’un trauma et qui assure de préserver l’authenticité de la prise de paroles des autrices” — Stéphanie Barajona
Aux éditions Héliotrope, l’autrice Catherine Mavrikakis a, de son côté, ajouté un long mot à sa réédition en livre de poche. « En 2010, je publiais Les derniers jours de Smokey Nelson sans me poser de questions, lit-on. Me voici en 2021 en train d’accepter la réédition de ce texte, et il m’est nécessaire d’y ajouter un mot en ouverture pour venir dialoguer avec le monde et ce qu’il est devenu. En 2021, mon roman pose problème. » Son livre, à l’époque, avait passé la deuxième sélection du prix Femina.
L’autrice y prend la voix d’un homme noir, et aussi celle de Dieu. Elle utilise le mot «nègre» à maintes reprises. « Je crois encore que mon texte est souverain, a analysé l’autrice en entrevue. Mais il y a de nouvelles sensibilités, et je voyais très bien comment on allait pouvoir m’utiliser si je ne mettais pas d’avertissement. Ce n’est pas ce combat-là que je veux mener maintenant. » Un avertissement comme celui-là, sur l’usage d’un mot, « c’est tout nouveau, à ma connaissance », situe Mathilde Barraband, cotitulaire de la Chaire collective de recherche franco-québécoise sur la liberté d’expression.
Un livre n’est pas un pop-up
elle qui est aussi spécialiste en droit et littérature à l’Université du Québec à Trois-Rivières croit qu’une clé de la réflexion sur les avertissements en édition est de penser à l’accès aux textes, différent de celui des films, où les avertissements règnent. « Le livre, on va encore souvent l’acheter en librairie, ou l’emprunter à la bibliothèque. Les intermédiaires que sont les libraires ou les bibliothécaires ont-ils des classements pour prévenir les publics ? »
Oui. Dans les bibliothèques, en grande majorité, la carte d’abonné pour enfant ne permet d’emprunter que les documents de cette collection, à moins d’avoir l’accord d’un bibliothécaire. Les bibliothèques de la Ville de Montréal ont une collection Coup de poing dûment identifiée, pour les récits aux sujets délicats et qui visent les jeunes.
En librairie, les livres érotiques ou les livres d’horreur ne sont pas à côté des rayons jeunesse. « Les endroits où les livres sont placés ne sont pas anodins, poursuit Mme Barraband. Est-ce que l’avertissement dans la chaîne du livre peut alors être regardé de la même manière que pour un autre produit culturel ? »
Une autre manière de le dire, c’est qu’on ne se met pas à lire le marquis de Sade par hasard. Ni Anne Archet. Chez remue-ménage, qui publie cette dernière, Mme Migner-Laurin le confirme : « On ne tombe pas sur nos livres “par accident”. Ce qui fonctionne pour le cinéma et la télé ne peut être calqué sur la littérature aussi facilement. Encore moins sur la littérature militante ou de combat. »
Le suicide peut être un sujet difficile
Le seul avertissement que Les éditions de ta mère utilise et considère, c’est celui qui prévient que la question du suicide sera abordée. « C’est venu de Royal, de Jean-Philippe Baril Guérard », explique l’éditeur Maxime Raymond. « Avant la page 20, le narrateur passe deux pages à décrire comment il va se suicider. C’est un livre avec lequel on a rencontré beaucoup de jeunes, pour le Prix des collégiens [2018, qu’il a remporté]. On a vu à quel point ça leur était rentré dedans. » Un avertissement a donc été ajouté au début de la réédition, et posé aussi dans le plus récent Haute démolition (2021). « Pour ce livre-là, il y a des lecteurs qui m’ont demandé pourquoi on en avait mis un… », précise l’éditeur.
« Les avertissements relatifs au contenu suicidaire sont différents des TW, car ces derniers s’adressent généralement aux personnes ayant des problèmes de traumatisme », explique le chercheur au Centre de recherche Douglas, Robert Edward Whitley. « Il est toujours utile d’indiquer les coordonnées d’un service d’assistance. » Quand des médias d’information traitent de suicide et que les ressources apparaissent à la fin des articles et des reportages, on a vu davantage d’affluence sur les lignes d’aide. « D’autre part, un avertissement relatif au suicide pourrait accroître la même anxiété anticipée et l’évitement » que les TW. La solution, pour le spécialiste ? Poser les coordonnées des services d’assistance dans les livres à la fin du texte, comme on le fait dans les articles, plutôt qu’au début. On évite aussi ainsi de diriger la lecture.
BESOIN D’AIDE ?
Si vous pensez au suicide ou que vous vous inquiétez pour un proche, des intervenants sont disponibles en tout temps au 1 866 APPELLE (1 866 277-3553), par texto (535353) ou par clavardage (www.suicide.ca).