« Rafale Papers » : L’Agence française anticorruption a couvert Dassault

Malgré un rapport d’inspection accablant sur l’avionneur Dassault mené par l’Agence française anticorruption, qui pointe cinq violations de la loi et des indices de corruption en Inde, l’agence n’a proposé aucune sanction et n’a pas alerté la justice.

Malgré un rapport d’inspection accablant sur l’avionneur Dassault mené par l’Agence française anticorruption, qui pointe cinq violations de la loi et des indices de corruption en Inde, l’agence n’a proposé aucune sanction et n’a pas alerté la justice. En cette fin du mois d’août 2019, le patron de Dassault Aviation, Éric Trappier, reçoit sur son bureau un document explosif : le rapport du contrôle effectué l’année précédente par l’Agence française anticorruption (AFA), le gendarme chargé de vérifier si les grandes entreprises respectent leurs obligations de lutte contre la corruption, imposées en 2017 par la loi Sapin 2.

Les inspecteurs de l’AFA ont contrôlé Dassault pendant dix mois. Leur rapport, consulté dans son intégralité par Mediapart, est tout simplement accablant pour le fleuron français de l’aéronautique, fabricant des avions d’affaires Falcon et des chasseurs Rafale. L’agence a identifié par moins de quarante-trois points problématiques (les « observations »). Sur les neuf obligations prévues par la loi Sapin 2, Dassault en a violé cinq, qui font l’objet d’autant de « constats de manquement ». Le dispositif anticorruption de Dassault est défaillant sur les points les plus sensibles, dont le contrôle des paiements et des intermédiaires employés pour les ventes à l’export, qui sont le vecteur privilégié de la corruption. L’AFA a donc émis sept « recommandations », qui consistent à réformer les procédures de fond en comble.

Le patron de Dassault Aviation, Eric Trappier devant un Rafale à Istres en 2015

Mais il y a pire encore pour Dassault. Au-delà du respect des procédures, l’AFA a identifié plusieurs opérations suspectes avec l’intermédiaire qui a aidé le groupe a décrocher le méga-contrat à 7,8 milliards d’euros des Rafale vendus à l’Inde. Il y a l’achat de maquettes de Rafale pour un million d’euros, déjà révélé par Mediapart. Mais aussi des paiements contraires aux règles de l’avionneur, des rapports d’activité douteux, ainsi qu’un contrat avec une société offshore basée à Dubaï. Autant d’indices d’une possible corruption.

L’AFA, dirigée par le magistrat Charles Duchaine, a pourtant de choisi d’épargner Dassault. Aucun des éléments suspects découverts en 2018 au sujet du contrat indien n’a été signalé à la justice. L’affaire a donc failli être enterrée : c’est grâce aux révélations de notre enquête « Rafale Papers », suivies d’une plainte de l’ONG Sherpa, qu’une enquête judiciaire pour « corruption » et « trafic d’influence » finalement été ouverte en juillet 2021. Dans un entretien d’octobre 2017 au magazine Décideurs, Charles Duchaine avait pourtant affiché sa volonté de « sanctionner les comportements déviants » : « L’article 40 du Code de procédure pénale impose à tout fonctionnaire ou tout officier public de dénoncer au parquet compétent toutes les infractions constatées dans le cadre de ses fonctions. Nous mettrons cette obligation en œuvre dès lors que nous aurons matière à le faire. »

L’AFA s’est montrée tout aussi compréhensive au sujet du dispositif de lutte anticorruption défaillant de l’avionneur. Après avoir reçu les réponses de Dassault, l’agence a attendu quinze mois avant de rédiger son rapport final. Lequel ne préconise aucune sanction, pas même un avertissement. L’AFA a seulement demandé à Dassault de se mettre en conformité « pour mi-2021 au plus tard », soit deux ans après que les infractions ont été officiellement constatées. Interrogés par Mediapart, Charles Duchaine et Dassault n’ont pas répondu.

Chez Dassault, la culture de l’opacité Dassault Aviation est une entreprise stratégique marquée par une culture de l’influence au plus haut niveau, voire de la corruption. Le fondateur, Marcel Dassault, distribuait les billets de 500 francs en rafale et finançait les partis politiques. Son fils Serge, décédé en 2018, a été condamné pour « corruption », « blanchiment de fraude fiscale » et mis en examen pour « achat de votes ». En 2003, Serge Dassault critiquait ouvertement la convention de l’OCDE qui venait d’interdire la corruption à l’export : « En plus, il faut qu’on soit vertueux, on ne doit plus verser de commission ! On a perdu trois contrats comme ça. »

Où en est Dassault aujourd’hui ?

Lors du contrôle mené en 2018, le PDG, Éric Trappier, a indiqué à l’AFA que « l’intégrité est une valeur essentielle de son action », soulignant que la charte éthique et le code anticorruption du groupe prônent « une politique de tolérance zéro en matière de corruption et de trafic d’influence ». Mais les actes ne suivent pas, selon le rapport de l’AFA.

« D’après l’entité contrôlée elle-même, les moyens humains dédiés à la conformité sont insuffisants », écrivent les inspecteurs. Les membres du service audit interne de Dassault « ne disposent pas d’une expérience professionnelle dans la conformité anticorruption et n’ont pas été formés à celle- ci ». Le rapport indique qu’à la date du contrôle, la cartographie des risques de corruption n’était pas conforme à la loi, de même que le « dispositif de formation destiné aux cadres et aux personnels les plus exposés ». Les contrôles internes sont, selon le rapport, insuffisants, voire inexistants.

Dassault n’a par exemple fourni « aucun élément concernant l’existence de contrôles » des cadeaux offerts par l’entreprise – cela n’a été mis en place qu’après l’inspection. Idem à la direction financière, qui n’a « pas intégré dans ses procédures de contrôle comptable des points de contrôle spécifiquement destinés à s’assurer que sa comptabilité n’est pas utilisée pour masquer des faits de corruption ». « Les dossiers des contrats de vente des avions militaires Rafale pour l’Égypte et le Qatar n’ont pas, en dépit des demandes répétées formulées, été mis à la disposition de l’équipe de contrôle »

Extrait du rapport de l’AFA sur Dassault Aviation Les relations entre Dassault et l’AFA se sont tendues, à mesure que les inspecteurs demandaient des pièces relatives à des cas concrets. L’avionneur a notamment refusé de fournir, « en dépit des demandes répétées formulées » par l’agence, « les dossiers des contrats de vente des avions militaires Rafale pour l’Égypte et le Qatar ». Interrogé sur les raisons de ce refus, l’avionneur n’a pas répondu. Dassault a également refusé de donner à l’AFA, « en dépit de ses demandes répétées », les documents au sujet de Reliance , principal partenaire indien de l’avionneur sur le contrat des Rafale.

Soupçonné d’avoir été imposé à Dassault en raison de la proximité entre son patron et le premier ministre indien, Reliance a aussi financé un film produit par la compagne de François Hollande, et a bénéficié d’un traitement fiscal favorable en France à la suite d’une possible intervention d’Emmanuel Macron. En analysant les documents que Dassault a bien voulu leur donner, les inspecteurs ont toutefois découvert des problèmes importants sur l’activité la plus sensible de Dassault : les contrats militaires à l’export.

Bien que Dassault ait lui-même « identifié des risques élevés » lors de la « vente d’avions militaires », le groupe « ne procède pas à l’évaluation des clients militaires, notamment étrangers […] au regard des risques de corruption et de trafic d’influence », indique le rapport. Dans la jungle des intermédiaires L’AFA se montre très critique au sujet des intermédiaires embauchés pour faciliter les contrats à l’export. Après examen des dossiers d’une vingtaine de ces « consultants », les inspecteurs indiquent qu’ils ne sont pas spécifiquement évalués au sujet des « risques de corruption », et dénoncent « de nombreux manquements aux procédures instaurées par l’entité contrôlée, tant à l’entrée en relation avec certains intermédiaires que sur la mise à jour des informations les concernant ».

La fiche de certains intermédiaires n’est « ni documentée ni formalisée », pointe le rapport. La société d’un intermédiaire américain a été validée, alors même qu’elle a été condamnée pour corruption, car Dassault a effectué des recherches uniquement sur le patron. Un autre intermédiaire a été embauché alors que l’enquête diligentée par Dassault auprès d’un cabinet d’intelligence économique indiquait qu’il avait été mis en examen pour trafic d’influence. Les inspecteurs pointent le cas de la société Alkan Consult, qui a aidé Dassault a décrocher deux gros contrats en 2015 avec l’armée de l’air égyptienne : la vente de vingt-quatre chasseurs Rafale pour 5,2 milliards d’euros, et celle de quatre jets privés Falcon destinés au transport des membres du gouvernement.

Dans la fiche d’évaluation, le directeur des ventes internationales de Dassault s’était montré louangeur envers Alkan, « extrêmement bien connectée avec l’armée de l’air égyptienne, société composée d’anciens personnels de commandement de l’EAF [Egyptian Air Force – ndlr] ». Sauf que les intermédiaires ne sont pas, en théorie, supposés exercer une influence sur les clients. Dassault a commandé une étude d’honorabilité à un cabinet d’intelligence économique, mais elle concernait seulement le patron d’Alkan. Aucune vérification n’a été menée sur l’un des salariés clés de la société, alors qu’il s’agit d’un « ancien colonel de l’Egyptian Air Force » qui gérait le « support logistique pour tous les avions français au sein de l’Armée de l’air égyptienne ».

L’avionneur a assuré à l’AFA que « les consultants sélectionnés ne remplissaient pas le rôle d’intermédiaire », et que la « la principale façon de s’en préserver […] était de faire en sorte que ces consultants ne rencontrent pas les décideurs et ne bénéficient pas de “success fees” [primes de résultat] en cas de contrat signé avec le gouvernement concerné ». Dassault a pourtant violé sa propre règle avec Sushen Gupta, l’intermédiaire embauché pour décrocher le contrat indien des Rafale, et qui est aujourd’hui au cœur de l’enquête judiciaire pour « corruption » menée par deux juges d’instruction parisiens.

Sushen Gupta à New Delhi devant les locaux de l’Enforcement Directorate, l’agence antiblanchiment indienne, le 30 mars 2019.

En février 2016, Dassault a versé à Sushen Gupta un « bonus pour les actions exceptionnelles réalisées » de 500 000 euros. Il faut dire que ses actions étaient réellement exceptionnelles : comme l’a révélé Mediapart, il affirme avoir distribué de l’argent à « des gens en fonction », et s’est procuré des documents confidentiels du ministère indien de la défense pendant la négociation. Le 16 janvier 2017, quatre mois après la signature du contrat avec New Delhi, la rémunération mensuelle de Sushen Gupta a été portée de 35.000 à 85.000 euros, et Dassault lui a commandé « quatre rapports trimestriels facturés 255.000 euros chacun (montant total de 1,02 million d’euros) ».

Alors que l’avionneur n’avait théoriquement plus besoin de lui. Les quatre rapports remis par l’intermédiaire, afin de justifier sa rémunération, ont fait tiquer les inspecteurs. Les trois premiers, qui portent sur le marché des avions de reconnaissance maritime, ne mentionnent « ni la date ni le nom du consultant ». Le quatrième, qui porte sur les besoins de l’armée de l’air indienne en matière d’avions d’entraînement, « est estampillé Indian Air Force (titre du rapport et pieds de page dans le corps du texte) » et comporte « une section relative à l’histoire de la formation au pilotage ».

En clair, Sushen Gupta aurait fourni à Dassault un rapport de l’armée de l’air indienne qu’il n’était pas censé avoir, et qui semble présenter un intérêt très limité pour l’avionneur. Questionnés à ce sujet, Sushen Gupta et Dassault n’ont pas répondu. Autre bonus suspect mis à jour par les inspecteurs : l’achat par Dassault en 2017 de maquettes de Rafale pour un million d’euros, auprès de la société Defsys Solutions. Il se trouve que cette société appartient à Sushen Gupta et à sa famille, ce qui est facilement vérifiable sur Internet. Mais cette information ne figure pas dans le rapport de l’AFA. La dernière découverte indienne des inspecteurs concerne un moment crucial du contrat. Dassault avait remporté en 2012 un appel d’offres pour 126 appareils (dont 108 fabriqués en Inde), mais les négociations s’enlisaient. Jusqu’à ce que le premier ministre indien, Narendra Modi, annonce en avril 2015, à la surprise générale, que l’appel d’offres était annulé et remplacé par l’achat de gré à gré de trente-six appareils, tous fabriqué en France.

L’AFA a découvert qu’en janvier 2015, trois mois avant l’annonce de Narendra Modi, le directeur de la division internationale de Dassault voulait absolument payer une société liée à Sushen Gupta immatriculée à Dubaï. Un courriel montre que le directeur international de Dassault a alors écrit au service conformité pour « accélérer la procédure » d’agrément de cette société offshore : « Ce dossier devient urgent pour moi. Puis-je passer les commandes d’étude maintenant ? » Le rapport de l’AFA ne dit pas si l’argent a finalement été versé. Le 26 mars 2019, Sushen Gupta est mis en examen pour « blanchiment » en Inde dans une autre affaire de vente d’armes. Mais l’AFA n’a pas mentionné cette information dans son rapport. Elle n’a pas non plus alerté la justice. L’AFA aurait-elle subi des pressions ? Selon plusieurs sources au fait du dossier, l’avionneur s’est plaint, lors du contrôle, que les inspecteurs seraient « trop pointilleux et demandaient trop de documents ».

Un constat accablant mais aucune sanction

Malgré les multiples manquements constatés dans le dispositif anticorruption de Dassault, l’AFA n’a réclamé aucune sanction dans son rapport préliminaire, envoyé à l’avionneur le 26 août 2019. Le PDG du groupe, Éric Trappier, s’en réjouit deux mois plus tard, lorsqu’il envoie ses réponses au directeur de l’AFA . « Dassault Aviation […] constate avec satisfaction qu’aucune infraction à la loi n’a été relevée par les contrôleurs, qu’aucune peine de non-conformité n’est envisagée, et que l’engagement de l’instance dirigeante à pratiquer une politique anticorruption est souligné », se félicite-t-il. L’argument est pour le moins culotté, puisque les cinq « manquements » relevés par l’AFA sont des constats de non- conformité avec les obligations légales du groupe inscrite dans la loi Sapin 2.

Éric Trappier estime que la « terminologie de manquement » lui semble « inappropriée et quelque peu excessive », et demande à l’AFA de retirer ce mot du rapport final. Il ajoute que le contrôle est intervenu seulement « huit mois après l’entrée en vigueur de la loi et un mois et demi après la publication des recommandations de l’AFA », estimant que Dassault a mis en place les dispositifs anticorruption, mais a manqué de temps pour réaliser les « ajustements ou les améliorations » nécessaires. L’AFA a mis quinze mois pour rédiger envoyer son rapport final à Dassault en janvier 2021 – un délai inhabituellement long. L’agence a réfuté les observations de Dassault et maintenu les cinq « manquements ».

Dans ses conclusions, le gendarme anticorruption souligne que l’entreprise devrait se montrer exemplaire, compte tenu « des risques inhérents à son secteur d’activité, du rang éminent qu’elle y occupe et de son exposition internationale ». Mais l’AFA ne préconise aucune sanction, se contentant de demander à Dassault de se mettre en conformité avec la loi Sapin 2 « pour mi-2021 au plus tard ». Soit trois ans après le début du contrôle et deux ans après le premier rapport qui a formellement constaté les « manquements ».

Cette mansuétude surprend d’autant plus après lecture d’un autre rapport de l’AFA au sujet de Sonepar, leader mondial de la distribution de matériel électrique, également obtenu par Mediapart. Le contrôle avait été initié presque au même moment que celui de Dassault (quatre mois plus tôt), pour des résultats proches : 51 observations et 8 manquements pour Sonepar, contre 43 et 5 pour Dassault. Mais dans le cas de Sonepar, l’AFA a bouclé son rapport final six mois après avoir reçu les réponses de l’entreprise, trois fois plus vite que pour Dassault. Le gendarme anticorruption s’est également montré plus sévère envers Sonepar, en réclamant des sanctions financières et en effectuant un signalement au parquet de Paris avant même d’avoir rédigé son rapport. Sollicité au sujet de cette différence de traitement, le patron de l’AFA, Charles Duchaine, n’a pas répondu.

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(1) Au sujet de Reliance, Dassault a justifié son refus de transmettre des documents en invoquant une faille dans la loi Sapin 2, qui prévoit un contrôle
anticorruption des clients et des fournisseurs, mais pas des partenaires locaux – alors même que ces coentreprises locales sont un important vecteur de
corruption, comme l’a montré l’affaire Airbus. L’AFA a jugé cet argument valide.

(2) Le groupe Sonepar a finalement été blanchi, en raison d’une disposition très favorable de la loi Sapin 2, qui prévoit que la commission des sanctions de l’AFA
se prononce sur la conformité anticorruption non pas à la date à laquelle les infractions ont été constatées, mais à la date de l’audience, soit bien plus tard.
Sonepar a donc eu le temps de se mettre en conformité.

Mediapart