Recours aux aides sociales : Ces Français qui galèrent et ceux qui… “optimisent”

Chaque année, environ 10 milliards d’euros d’aides sociales ne seraient pas réclamés par les Français qui devraient en bénéficier.

Selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), les causes du non-recours des usagers aux aides de l’Etat sont le manque d’informations, la complexité des démarches, mais aussi le souhait de “s’en sortir par soi-même sans dépendre de l’aide sociale” ou de ne pas être considéré comme “un assisté”.

Des formulaires trop complexes à remplir, des dossiers volumineux à monter, des sites Internet dont les mots de passe étaient oubliés depuis longtemps… A 62 ans, Françoise avait définitivement tiré un trait sur les aides sociales de l’Etat auxquelles elle aurait éventuellement eu droit. Avec son petit salaire de préparatrice de commandes pour une plateforme logistique, cette Marseillaise réussissait jusqu’alors à “vivoter”, sans achats superflus et sans excès. Mais, avec l’inflation, le quotidien est devenu plus difficile à gérer. La sexagénaire tente alors de s’intéresser à ces aides, de contacter la caisse d’allocations familiales (CAF) la plus proche de chez elle et de se renseigner sur Internet. “Mais je n’ai jamais réussi à obtenir un rendez-vous, ça ne répondait pas au téléphone. Sur les sites du gouvernement, je me suis vite sentie perdue”, raconte Françoise, qui, dans une ultime tentative, s’inscrit sur la plateforme privée Mes-allocs.fr.

Créé en 2018, ce site propose aux utilisateurs de simuler gratuitement les aides sociales auxquelles ils ont droit, puis de les accompagner dans le montage et l’actualisation de leurs dossiers pour une trentaine d’euros par trimestre. L’usagère fait alors une découverte inattendue : depuis des années, son statut lui permettait de toucher la prime d’activité, pour un montant de 120 euros par mois. “Dans ma situation, c’est considérable ! Mais je ne connaissais même pas l’existence de cette allocation, qui n’est ni automatique ni rétroactive.” Françoise n’est pas la seule dans ce cas.

Selon une étude réalisée par Mes-allocs.fr et publiée en janvier 2022, 8,7 millions de Français de plus de 25 ans seraient éligibles à cette aide, mais 53 % d’entre eux n’y auraient pas recouru. Idem pour les aides au logement, pour lesquelles le taux de non-recours s’élève à 37 %, le revenu de solidarité active (RSA), non réclamé par 35 % de ses potentiels bénéficiaires, l’allocation de soutien familial (14 %), l’allocation aux adultes handicapés (61 %), ou encore l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé, que 85 % des parents concernés ne touchaient pas au 1er janvier 2022.”

Même les chèques énergie, créés en 2015 et largement médiatisés cet hiver par le gouvernement pour tenter d’aider les Français à payer leurs factures de chauffage, n’ont pas tous été réclamés : selon un sondage réalisé par la plateforme auprès de 50 000 personnes a priori éligibles, 32 % d’entre elles ne connaissaient pas l’existence de ces aides et n’en ont donc pas bénéficié. Des chiffres impressionnants, corroborés par un rapport de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) et de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) publiée en mars 2022, qui confirme que 34 % des foyers éligibles au RSA n’en bénéficient pas réellement, ou encore que le non-recours à l’allocation de solidarité aux personnes âgées (Aspa) concerne actuellement “1 personne seule éligible sur 2”.

Chaque année, “environ 10 milliards d’euros” d’aides non réclamées

Le montant de ces allocations non réclamées est, lui aussi, spectaculaire : rien que pour le minimum vieillesse, la Drees estime que le non-recours produit une économie annuelle de 1 milliard d’euros pour l’Etat. Le non-recours au RSA représenterait, lui, 3 milliards d’euros. Difficile de calculer le montant exact des allocations-chômage non basculées vers les comptes bancaires des 540 000 bénéficiaires potentiels qui ne les ont pas demandées, ou encore celui des aides au logement, auxquelles 72 % des étudiants éligibles n’ont pas recouru, mais la totalité des aides non versées représenterait “environ 10 milliards d’euros chaque année”, indique Daniel Verger, responsable des enjeux de travail et d’accès aux prestations sociales au Secours catholique.

Via les données de l’association, qui publie chaque année un rapport sur l’état de la pauvreté en France, il liste les différents facteurs déterminant les usagers à ne pas recourir à leurs aides sociales. Les personnes qui vivent en habitat précaire, par exemple, ont 4 fois plus de risques de se retrouver en situation de non-recours, tout comme les personnes étrangères (2,5 fois plus de risques), les pères célibataires (de 1 à 2 fois plus), les Français qui ont récemment basculé en situation de pauvreté, à la suite de la perte d’un emploi ou d’un divorce, par exemple, ou les personnes seules ou isolées (2 fois plus).

“Mais on ne parle pas uniquement d’un manque d’informations ou de connaissance au sujet de ces aides, tient à préciser Daniel Verger. Il y a également tous les usagers qui ont essayé de les obtenir mais ont été bloqués dans leurs démarches à cause d’erreurs administratives, de difficultés numériques, de papiers jamais envoyés ou de dossiers perdus… C’est extrêmement courant. La complexité de la procédure et la dématérialisation leur ont rendu la vie impossible.”

C’est le cas de Jean-Luc, récemment revenu s’installer en France après dix ans passés au Canada. Il raconte “la galère sans nom” dans laquelle lui et son épouse ont été plongés à leur retour sur le territoire. Pour bénéficier du RSA, préparer leur retraite ou demander la prime d’activité, ils ont dû “batailler”. “Ce sont des dossiers à n’en plus finir, pour lesquels il manque toujours un document. Des aides qui ne se débloquent qu’au bout de longues semaines, des difficultés à joindre les services concernés, un manque de coordination terrible entre ces services… Par rapport au Canada, j’ai vraiment l’impression de vivre dans un pays sous-développé au niveau administratif”, tance le quinquagénaire, qui tente tant bien que mal de se dépêtrer dans le millefeuille administratif des aides sociales : “Il y en a pour qui c’est instinctif. Mais, quand on n’y connaît rien, on est clairement pénalisé.”

“Pourquoi s’en priver ?”

Une analyse à laquelle souscrit largement Marc Mazière, fondateur et auteur du blog Radin malin, qui regroupe toutes sortes d’astuces pour réaliser des économies. “Il y a une vraie rupture d’égalité entre ceux qui savent comment bénéficier des aides, voire comment les optimiser, et les autres”, explique ce blogueur qui, à l’inverse de Françoise ou de Jean-Luc, connaît parfaitement les méandres de l’administration française. “Quand j’étais étudiant boursier, j’ai cherché toutes les aides possibles : j’ai bénéficié en même temps du RSA, des APL [aides au logement], de l’abonnement gratuit aux transports, et je me suis même fait financer mon permis par Pôle emploi. Ça représentait environ 700 euros d’aides par mois, et 1 200 euros pour le permis. Mais il faut le vouloir !” explique-t-il, se souvenant de la lettre de motivation de deux pages envoyée à Pôle emploi pour exposer sa situation.

Plus tard, Marc n’hésite pas à faire valoir ses droits au chômage ou à la prime d’activité, tout en calculant les avantages réels ou supposés d’exercer certains petits boulots. “Ça ne valait pas toujours le coup. Par exemple, quand j’étais serveur vingt heures par semaine dans des conditions ingrates, je ne gagnais que 100 euros de plus qu’en restant au chômage… Alors j’ai arrêté.” Un choix “discutable” selon certains de ses proches, mais que le jeune homme assume pleinement : “Je ne comprends pas le cliché du ‘profiteur d’aides’. Je ne suis pas d’accord avec cette idée d’assistanat. Si ces allocations nous permettent d’avancer, qu’on peut en bénéficier et qu’on ne tombe pas dans l’illégalité, pourquoi s’en priver ?” interroge-t-il.

“Ma logique, c’est d’optimiser les aides que l’Etat propose pour lancer, à terme, ma propre entreprise. Et, quand on est malin, ce n’est pas si difficile”, abonde Cédric. Après avoir délégué les tâches administratives à son épouse pendant des années, ce quadragénaire a commencé à s’intéresser aux différentes allocations après son divorce. En se promenant sur Internet, il découvre d’abord son éligibilité à la prime d’activité, pour un montant de 240 euros par mois. “J’étais très étonné ! Je me suis rendu compte que j’avais renoncé à certains droits par peur de la complexité administrative… Alors j’ai décidé de ne plus me faire avoir”, lâche le père de famille, déterminé à lancer son entreprise d’e-commerce en profitant de l’aide à la reprise ou à la création d’entreprise (Arce).

Cette allocation permet notamment à l’usager de recevoir en capital 45 % de ses allocations-chômage pendant la période de création de sa microentreprise : 50 % de la somme est versée au moment de la demande, et les 50 % restants, six mois plus tard. Cédric a fait ses calculs : “Je devrais pouvoir bénéficier, dans le même temps, des APL, de la prime d’activité et de l’Arce, ce qui me permettrait de m’en sortir pendant la création de mon projet. Mais si je n’avais pas cherché par moi-même, je serais resté sur la touche.”

Selon une étude de la Drees publiée en avril 2023, près de 4 personnes sur 10 considèrent ainsi que le manque d’informations sur les aides est la cause principale du non-recours. Près d’un quart des Français estime par ailleurs que la complexité des démarches refroidit les usagers dans leurs demandes. Pas moins de 16 % imputent aussi ce phénomène au souhait de “s’en sortir par soi-même sans dépendre de l’aide sociale” ou de ne pas être considéré comme “un assisté”.

L’Express