Retraite : « Je vis au jour le jour », elles travaillaient avec leur mari sans être payées
Jocelyne et Marinette sont aujourd’hui à la retraite. Avec de petits revenus. Elles ont travaillé une partie de leur vie avec leur époux, sans être rémunérées. L’une à la ferme, l’autre à la boulangerie. Elles racontent leur parcours et livrent leur regard sur l’évolution des rapports entre les hommes et les femmes dans notre société.
Ce jour-là, la neige recouvre le jardin de la ferme de Marinette Faure, en Dordogne. Cette arrière-grand-mère de 75 ans vit ici depuis son mariage, à 20 ans. Elle, la fille de petits commerçants, a « tout découvert de la terre » à ce moment-là. « On faisait des vaches laitières, des fraises et des céréales, raconte celle qui prend désormais soin de son jardin. J’ai travaillé avec le statut d’aide familiale, sans rémunération, de 1968 à la maladie de mon mari en 1991. À ce moment-là, en 1992, je suis passée cheffe d’exploitation. »

Elle turbinait pourtant déjà à plein temps les décennies précédentes. Sa responsabilité : les fraises. Et pas seulement. « Je conduisais le tracteur, je labourais. Je faisais de tout. Du matin jusqu’au soir, sept jours sur sept, 365 jours par an », décrit Marinette Faure. Sans fausse pudeur, elle ajoute : « Je vais me mettre des galons mais je ne restais pas les deux pieds dans le même sabot. J’ai travaillé autant que mon mari. Même plus, après, quand il est tombé malade. » Il est décédé dix années plus tard.
« Je tenais la boutique »
Jocelyne Olenisac, 64 ans, a un parcours qui présente des similitudes. Cette jeune retraitée, qui vit à Rennes, est, elle aussi, veuve. Elle également a travaillé avec son époux sans percevoir de salaire. C’était dans leur boulangerie, en Picardie. Pendant douze ans. Elle n’était pas déclarée. « Je tenais la boutique, faisais l’inventaire, passais et recevais les commandes pour les bonbons et la petite épicerie », explique-t-elle. Jocelyne Olenisac arrivait au magasin à 6 h 30 et repartait à 19 h 30. « Et à 15 h 30, je mettais aussi à cuire le pain que mon mari avait mis en chambre de pousse. »
Dans son petit appartement au rez-de-chaussée, son chat saute sur une chaise pendant qu’elle replonge dans les souvenirs. Elle sourit. « Pendant ces douze années, je ne me suis pas sacrifiée car ça me plaisait mais j’étais jeune et je n’ai pas pensé à la retraite. J’ai foncé tête baissée quand il m’a dit « On se met à notre compte ». Je n’ai vu que les bons côtés », raconte-t-elle.
Elle est d’ailleurs intarissable au moment de raconter « les belles rencontres » à la boulangerie et le contact avec les clients. Elle dit aussi qu’elle a « la tchatche ».
Ces deux femmes ne sont pas les seules à avoir travaillé avec leur époux, sans être directement rémunérées, voire déclarées. Agriculture, artisanat, commerce, professions libérales… Des conjointes assuraient ainsi le secrétariat de leur mari médecin sans toucher de salaire, d’autres la comptabilité de l’entreprise familiale, d’autres encore travaillaient à la ferme à temps plein.
« Un travail est aussi une émancipation »
« En France, les femmes ont toujours été particulièrement actives. Elles ont travaillé sans être reconnues, pour leur mari par exemple, confirme Anne-Sarah Moalic, historienne à l’université de Caen-Normandie et spécialiste de l’égalité politique et professionnelle entre les femmes et les hommes. Leur statut n’était pas reconnu. »
« Un travail est aussi une émancipation. Je préférais ça que de rester à la maison », juge Jocelyne Olenisac. Elle qui a travaillé dès 17 ans et demi a rencontré son futur mari « entre une religieuse et un baba au rhum », dans une boulangerie où ils étaient tous les deux salariés.
Elle a 19 ans lorsque nait leur fils. « Mon mari m’a dit : « J’ai un bon salaire, tu peux arrêter de travailler. » Je n’avais pas connu beaucoup de mamans qui allaient au travail », raconte-t-elle. Sa propre mère était au foyer pendant que son père, ouvrier dans les champignonnières, passait « toute la journée dans le noir à se pencher vers le sol ».
En 1975, 43,5 % des femmes âgées de 20 à 59 ans étaient considérées « inactives » lors des recensements de population (source Insee). C’est-à-dire qu’elles ne se déclaraient ni étudiantes, ni retraitées, ni en emploi, ni au chômage. Beaucoup étaient ainsi des femmes au foyer, mais d’autres travaillaient avec leur époux sans être déclarées.
« À la ferme, c’était lui le chef »
« À ce moment-là, ça ne me dérangeait pas de rester à m’occuper de mon fils », poursuit Jocelyne Olenisac. N’empêche que lorsque son second enfant, une fille, a eu un an, elle a voulu retravailler. Elle avait 28 ans. « Le repassage, le ménage, la bouffe, au bout d’un moment, j’en ai eu marre. »
Elle a d’abord été embauchée comme vendeuse salariée dans une boulangerie, avant que le couple ne se mette à son compte. « Une fois qu’on est dans le rythme on ne voit plus les jours passer. Je préfère être occupée. Ma fille allait chez une nounou, son frère la déposait et allait la chercher », raconte-t-elle.
Pour Marinette Faure, la question ne se posait pas : tout le monde travaillait à la ferme. « J’ai marché des années à genoux dans les fraises. Les planter, les entretenir, les ramasser, les nettoyer, raconte l’agricultrice, qui a eu un fils et a désormais trois petits-enfants. Mais c’étaient des bons fruits ! Aujourd’hui, je les trouve sans goût. »
À la ferme, quelle est la place de son mari ? « C’était lui le chef. Et nous on travaillait autant que lui. Il était peut-être devant, mais j’étais derrière tout le temps », ajoute-t-elle. Sa belle-mère, avec qui la cohabitation n’a pas toujours été simple, vivait avec eux. « Ce n’était pas moderne. Il y avait beaucoup de travail manuel. Quand il fallait remuer les bottes de foin, c’était physique. »
« On n’était pas des bonnes, mais presque »
Pourquoi ne bénéficiait-elle pas d’un statut plus protecteur ou d’une reconnaissance de son travail ? « À l’époque, c’était comme ça », déplore-t-elle. La femme du chef d’exploitation a longtemps été considérée sans profession. « Mon mari payait ses cotisations de retraite par rapport aux hectares d’exploitation. On n’était pas des bonnes, mais, bon, presque… Le couple devait rester ensemble », explique Marinette Faure, en évoquant la situation de nombreuses femmes. Sans indépendance financière, les divorces sont forcément compliqués.
« J’ai tout de même été déclarée comme aide familiale dès le début. Certains maris laissaient leurs femmes au noir », relève Marinette Faure. Ce statut pour les personnes de la famille qui vivent sur l’exploitation et qui « participent à sa mise en valeur » sans en être salariées permet une protection sociale minimale pour laquelle cotise le chef d’exploitation. Depuis 2005, ce statut est limité à une durée de cinq ans (https://agriculture.gouv.fr/le-statut-daide-familial-en-agriculture).
« J’avais le chéquier »
Au quotidien, le couple Faure « gérait tous les deux les comptes ». « J’avais le chéquier, dit-elle. Si on avait besoin de s’acheter quelque chose, on prenait l’argent. Mais certains maris gardaient le portefeuille. Je connais beaucoup de femmes, qui devaient demander de l’argent à leur conjoint. »
C’était un peu le cas de Jocelyne Olenisac. « Je n’avais pas mon mot à dire, lâche-t-elle alors qu’elle gérait pourtant la caisse de la boulangerie. Si j’avais envie de vêtements, on me répondait “tu n’en as pas besoin”. L’argent, c’était le sien. On n’était plus au Moyen Âge mais ça existait encore… Même dans les années 1990. »
À la faveur d’un changement de comptable, Jocelyne a émis l’idée d’être déclarée. « Je voulais avoir un peu d’argent à moi. Ce n’était pas pour la retraite. J’étais jeune. Je n’y pensais pas. L’idée ne m’avait pas effleuré », raconte-t-elle. En vain. « La sœur de mon mari, qui travaillait dans un cabinet de comptabilité, lui a conseillé de ne pas le faire car cela allait augmenter les impôts. »
« Je ne rentrais pas dans les cases… »
En 2007, son mari décède d’une rechute de cancer. Le fonds de commerce est revendu pour apurer les dettes. « Il ne restait que 1 500 € à la fin. » Forcément, Jocelyne, qui n’a pas cotisé, n’a pas droit au chômage. « On m’a dit que je ne rentrais pas dans les cases… Bah oui, femme de commerçant… Alors, on pleure un bon coup et on repart. »
Elle trouve un emploi de femme de chambre, dans un hôtel de luxe. « J’étais bien payée. Mais je ne savais pas que c’était aussi dur. C’est un rythme infernal, plus que la boulangerie. À force de soulever les matelas et de faire tout le temps les mêmes gestes, je me suis déglinguée le coude et l’épaule. » Ses problèmes de santé conduisent à de longs arrêts de travail. Licenciée, elle change de vie et quitte l’Oise pour la Bretagne.
Après une courte mauvaise expérience professionnelle, elle travaille en CDI comme femme de ménage pour une entreprise de services à domicile. Là, c’est le genou qui ne suit plus. « Au bout de six ans, la médecine du travail m’a dit que je ne pouvais pas continuer : “On arrête tout ça. Je vais vous mettre en inaptitude totale”. » La voilà à 64 ans à la retraite. « Sinon, il aurait fallu que je travaille jusqu’à 67 ans pour avoir un taux plein », dit-elle.
Marinette Faure, elle, non plus, n’a « pas eu une vie facile ». « En 2001, après dix ans de maladie, mon mari est décédé. En 2002, à 54 ans, j’ai été en invalidité temporaire pendant un an. J’étais complètement usée, confie-t-elle. Ensuite, j’ai un peu continué les vaches jusqu’à 60 ans. » L’heure de la retraite avait sonné.
« Je vis au jour le jour »
Marinette Faure vit aujourd’hui avec 1 070 € par mois, en comptant la pension de réversion liée au décès de son conjoint (261,00 €). Après une grande partie de sa vie comme aide familiale, « dix ans de cotisations comme cheffe d’exploitation et deux ans pour la complémentaire ». « Quand vous payez l’eau, l’électricité, la taxe foncière, les assurances… » Elle ne finit pas sa phrase et enchaîne. « Je vis au jour le jour. Il faut que je fasse attention. » Continuer de se chauffer au poêle serait plus économique mais elle n’a plus l’énergie pour porter le bois.
Jocelyne Olenisac touche, elle, 789 € de retraite par mois et 147 € de pension réversion. Son loyer, dans le parc locatif privé à Rennes, est trop élevé pour ses revenus. Elle cherche à déménager.
Quand elles regardent en arrière, toutes les deux déplorent l’absence de reconnaissance du travail des femmes et ces situations inéquitables. « Je n’ai jamais compris pourquoi on nous a mis, nous, les femmes de côté pendant si longtemps. La Mutualité sociale agricole, les syndicats… », constate-t-elle. Elle-même milite d’ailleurs, au sein de l’Adra, l’Association des retraités agricoles de Dordogne. « Des femmes touchent encore moins, à peine 600 €, car elles n’ont pas été cheffe d’exploitation. On se bat pour les femmes. On nous répond qu’on n’a pas cotisé. C’est vrai mais ce n’était pas obligatoire. On ne nous demandait rien », regrette-t-elle.
« Aide-moi et tais-toi »
Pour favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes, le législateur a, petit à petit, au fil des décennies, modifié la loi ou créé des statuts pour ces conjoints. Même s’ils ne sont pas toujours très protecteurs. Ainsi le conjoint d’une exploitation agricole qui travaille régulièrement avec son époux ou son épouse sans être rémunéré peut être collaborateur d’exploitation (https://www.msa.fr/lfp/exploitant/statut-collaborateu) : ce qui ouvre des droits en cas d’accident du travail, de maladie professionnelle et pour la retraite.
En 2021, la Mutualité sociale agricole (MSA (https://www.msa.fr/)) dénombrait 21 610 collaborateurs d’exploitation : 76 % étaient des femmes. Un nombre et une proportion en baisse par rapport à 2009 : l’organisme recensait à l’époque 49 804 conjoints collaborateurs dont 88 % de femmes
Dans l’artisanat et le commerce aussi. Le chef d’entreprise et son conjoint ont l’obligation de choisir l’un de ces statuts : conjoint collaborateur (sans rémunération mais le conjoint peut avoir une activité salariée par ailleurs), conjoint associé ou conjoint salarié. Parmi les conjoints collaborateurs d’artisans et de commerçants (26 501 au total), 80 % sont des femmes, selon l’Urssaf. Depuis 2022, le statut de conjoint collaborateur est, lui aussi, limité à une durée de cinq ans.
« Des situations comme la mienne – avoir travaillé avec mon mari sans être déclarée – reflètent quelque chose des relations entre les hommes et les femmes à un niveau plus large, estime Jocelyne Olenisac. Même dans les années 1980-1990, je n’avais pas mon mot à dire. On était encore sur le fait que l’homme doit subvenir aux besoins de sa famille et que la femme aide. » Elle rigole : « Ce n’est pas « sois belle et tais-toi » mais « aide-moi et tais-toi ». »
Marinette Faure, elle, le répète : « Nous, on était des bonnes autrefois. Enfin presque… On était tributaire de notre mari. Les jeunes aujourd’hui, c’est différent. Beaucoup divorcent. Elles ont du mérite, seules, avec leurs enfants. » Pour autant, les deux retraitées ne se morfondent pas et vivent. L’une va à la gym, « très douce » ; l’autre va danser le week-end avec ses amis. « À 75 ans, on remue encore un peu ! », glisse Marinette, en riant.