Royaume-Uni : En matière d’immigration, le Brexit ne tient pas ses promesses
Un mois avant le référendum sur le Brexit, l’ancien maire de Londres Boris Johnson prend sa plume pour convaincre les Britanniques des vertus d’une immigration légale maîtrisée. Les chiffres de l’immigration européenne sont « hors de contrôle », déplore-t-il. Les migrants économiques de l’Union européenne (UE) exercent une pression sur les hôpitaux, les écoles, le logement. Les salaires sont trop bas. Le système est « injuste » et « discriminant ».
Le 1er janvier 2021, Boris Johnson, devenu Premier ministre, tient ses engagements. Cette date marque la fin de la libre circulation des citoyens de l’UE. Un système dit « à points », déjà en vigueur pour les non-Européens, est revu et élargi aux travailleurs européens. Désormais, la règle est la même pour tous. Sauf exception, inutile de tenter l’aventure sans offre d’emploi qualifié.
Le but : privilégier les travailleurs britanniques tout en « attirant les immigrés les plus brillants » pour de hauts salaires. Finie la main-d’œuvre bon marché venue d’Europe, et notamment d’Europe de l’Est travaillant sur les chantiers ou la restauration. Pourtant en 2022 les chiffres de l’immigration n’ont jamais été aussi élevés. Le nouveau système est-il un échec ? Immigration record en 2022 En 2022, l’immigration nette (l’immigration moins l’émigration) a atteint le chiffre record de 606 000 personnes. Un chiffre qui s’explique par le nombre important de visas accordés aux réfugiés ukrainiens et hongkongais (un tiers) ainsi que ceux accordés aux étudiants internationaux et aux membres de leur famille (un tiers). Critiqué par l’aile conservatrice du parti, le gouvernement a déjà annoncé l’interdiction, dès janvier 2024, aux étudiants de faire venir leur famille – à l’exception des doctorants.
Mais l’enseignement le plus important de ces données, c’est le solde migratoire des Européens, négatif pour la première fois. Ils ont été largement remplacés par les non-Européens. « C’est une surprise, réagit Peter Walsh, chercheur à l’Observatoire des migrations à l’université d’Oxford. Mais il y a une explication à cela : le système est devenu plus libéral. Avant, pour un non-Européen, il fallait avoir un minimum de salaire de 30 000 livres sterling annuel et un diplôme post-baccalauréat. Il était donc réservé aux travailleurs très qualifiés. Les deux critères ont été revus à la baisse. »
Les Indiens, premiers bénéficiaires des visas de travail
Entre mars 2022 et mars 2023, près de 500 000 visas de travail ont été accordés, soit plus du double par rapport aux années 2018 et 2019. Parmi les nationalités les plus représentées : l’Inde, largement, avec un tiers des visas, suivie du Nigeria puis du Zimbabwe. Ces immigrés sont en majorité des médecins et des infirmiers. La France, premier pays européen de la liste, se situe à la quinzième position (moins de 6 000 visas). C’est dire. Les secteurs qui bénéficient le plus du système sont la santé, de loin, la finance ainsi que la technologie. « Le type de main-d’œuvre auquel le gouvernement pensait », commente Peter Walsh.
Aujourd’hui, pour obtenir un visa, il faut totaliser 70 points, calculés en fonction du montant du salaire et des diplômes. Certains critères sont non négociables : bénéficier d’une offre d’emploi par un sponsor (c’est-à-dire un employeur) approuvé par le Home Office, présenter « un niveau de compétence correspondant à l’emploi » (qualifié ou très qualifié), annoncer un salaire minimum annuel de 20 480 livres sterling (23 760 euros), et avoir le niveau d’anglais requis. L’idée d’un système dit « à points » ou « à l’australienne » a fait son chemin depuis qu’il a été évoqué dans les années 2000 par le travailliste Tony Blair – ce qui montre qu’il séduit à droite comme à gauche. Le qualifier ainsi permet de dire que le dispositif est rationnel et méritocratique.
Cette appellation a en fait peu de sens, observe Peter Walsh. En Australie, le système se concentre sur les caractéristiques du candidat : son âge, son expérience, etc. Alors que dans le système britannique, le visa est lié à une offre d’emploi. » Aujourd’hui, le Royaume-Uni attire plus de migrants qualifiés que n’importe où ailleurs en Europe. – Jonathan Portes, chercheur à l’organisme indépendant UK in a Changing Europe
Sous l’angle des objectifs que le gouvernement s’était fixés, ce système est une réussite, disent les experts. « Parce qu’il facilite l’embauche pour les emplois les plus qualifiés et mieux rémunérés, met sur un pied d’égalité les Européens et les non- Européens, et rend l’embauche difficile pour les emplois les moins qualifiés, commente Jonathan Portes, de l’organisme indépendant UK in a Changing Europe. Aujourd’hui, le Royaume-Uni attire plus de migrants qualifiés que n’importe où ailleurs en Europe. » Miser sur le recrutement national L’un des objectifs du Brexit est de privilégier l’emploi national.
De fait, seule une minorité des entreprises britanniques a aujourd’hui recours à une main-d’œuvre étrangère. Sponsoriser un visa coûte cher. Sur près de 1 million d’employeurs, seuls 9 % ont fait des démarches auprès du Home Office pour pouvoir recruter des immigrés qualifiés. Ainsi, une grande ou moyenne entreprise (soit plus de 50 employés et plus de 10 millions de livres de chiffre d’affaires annuel) qui souhaite sponsoriser un travailleur qualifié pour cinq ans doit débourser près de 8 000 euros – pour une petite entreprise, le montant s’élève à 3 000 euros. En juillet dernier, la direction du Trésor a annoncé une augmentation de 15 % sur les frais de visa.
Les entreprises se tournent également vers la formation de jeunes diplômés. « Nous en formons vingt par an pour préparer la relève, ajoute-t-elle, mais il ne s’agit pas d’une véritable alternative puisqu’il y a tout à leur apprendre. »
Dans certains secteurs, le gouvernement finance même ces formations. C’est le cas, par exemple, des chauffeurs routiers, dont la pénurie fin 2021 a été ultramédiatisée. Il en manquait alors 100 000. Sous pression à l’approche de Noël, le gouvernement a dû céder. Dans l’urgence, il a été contraint de proposer 5 000 visas temporaires aux chauffeurs étrangers. Sur le plus long terme, il propose jusqu’en 2024 des formations gratuites aux Britanniques, il aide au recrutement d’examinateurs de conduite et assouplit les tests. Les salaires ont été revus à la hausse, attirant de nouveaux candidats. Sauf que, là encore, il manque 50 000 chauffeurs poids lourds. L’exception de la santé et de l’agriculture Dans le système « à points » adopté, deux visas font figure d’exceptions : le visa pour les soignants et le visa saisonnier pour l’agriculture. Ces deux cas de figure ont été anticipés par les autorités, faute de candidats britanniques disponibles. Le domaine de la santé subit les conséquences d’un manque crucial de personnel. La crise remonte aux années 2010 avec la dégradation des conditions de travail et s’est aggravée avec le Covid-19 et d’importantes grèves depuis un an. Paradoxalement, les partisans du Brexit, en 2016, promettaient d’utiliser les fonds envoyés à Bruxelles pour financer le NHS. En 2022, 100 000 visas de travail ont été accordés à des soignants pour lesquels les critères ont été assouplis. Les visas sont moins chers (environ 300 euros au lieu de près de 2 000 euros), les demandes sont traitées en priorité et les candidats retenus sont exemptés du versement des cotisations sociales.
C’est ainsi que Mohammed, anesthésiste de nationalité jordanienne, qui a candidaté auprès du NHS en octobre 2020 en plein pic de la pandémie, a reçu son visa « un mois plus tard ». « Le gouvernement britannique venait juste d’introduire ce visa pour les soignants, j’ai eu beaucoup de chance. » Pourquoi le Royaume-Uni ? « Je souhaitais travailler dans le public, et dans mon pays, les services publics ne sont pas au niveau. Je parlais anglais et le NHS a une très bonne réputation. » Ses collègues, dit-il, « sont un mix d’Asiatiques, d’Africains, d’Arabes et de Sud- Américains. Beaucoup sont naturalisés britanniques ou le deviendront bientôt ». Mohammed, lui, demandera la citoyenneté en 2026.
Seconde exception notoire, l’agriculture où les conséquences du Brexit ont été dramatiques, avec d’importantes pertes de récoltes non ramassées. Les candidats britanniques manquent à l’appel : le travail, déjà difficile et excentré, est de courte durée. Là encore, le gouvernement a dû y remédier, en créant cette fois-ci des visas saisonniers, pour des emplois non qualifiés dans les secteurs de l’horticulture et de la volaille. Quelque 45 000 visas sont prévus pour 2023, avec une durée limitée de trois à six mois. Ils sont restrictifs, car ils ne peuvent être convertis en visas permanents. Leurs bénéficiaires n’ont pas accès aux droits sociaux et ils ne peuvent faire venir des membres de leur famille. Peu prisés des Européens, ces visas attirent des travailleurs venus de plus loin, de l’Ouzbékistan aux Philippines. La galère des secteurs « non qualifiés » Mais des pans entiers de l’économie restent menacés par un manque de main-d’œuvre. Selon la chambre de commerce, toutes catégories de qualification confondues, trois entreprises sur quatre peinent aujourd’hui pour recruter.
C’est le cas de l’industrie du nettoyage, où 225 000 postes restent vacants. Selon la présidente du British Cleaning Council, Delia Cannings, « de nombreux employés étrangers sont partis à la suite du Brexit et du durcissement des règles d’immigration en 2020, qui les a qualifiés à tort de non qualifiés, et ils ne sont pas revenus ». Elle revendique « la même aide que celles accordées aux chauffeurs de poids lourds, les bouchers et les cueilleurs de fruits, mais ce gouvernement refuse tout simplement de nous écouter. » Mêmes réclamations dans l’hôtellerie, où plus de 130 000 emplois ne sont pas pourvus, selon le bureau des statistiques nationales (ONS).
« Ces pénuries contraignent les entreprises à réduire les heures, voire les jours d’ouverture, s’est alarmée, en mai dernier, Kate Nicholls, directrice de UK Hospitality qui représente 100 000 établissements. Ce n’est pas bon pour les entreprises, le public ou l’économie. » Avant, nous travaillions avec des Italiens, des Espagnols… C’était multiculturel et un luxe de recevoir constamment des CV.Sam Anyanwu, manageur d’un pub anglais Dans les rues de la capitale, les petites annonces fleurissent. Même constat dans le secteur de la vente. « On galère, soupire Camille, responsable adjointe d’une boutique française de prêt-à-porter. Aujourd’hui, on doit former des personnes de A à Z, des étudiants britanniques qui ne se projettent pas dans notre métier et ne restent pas. Et puis, il faut dire qu’ils ne sont pas très motivés, nous voyons la différence. »
La position inconfortable de Rishi Sunak Ces exemples attestent des limites de la politique d’immigration choisie voulue par les conservateurs. Force est de constater que les seuls Britanniques ne peuvent compenser le manque de main-d’œuvre non qualifiée. Confronté au mur de la réalité, et soucieux d’éviter que l’économie ne tombe en récession, le gouvernement, pragmatique, est contraint d’assouplir sa politique. Mais les problèmes sont loin d’être réglés. La position du Premier ministre, qui a fait campagne pour le Brexit, est inconfortable. Il est attendu au tournant par l’aile dure du parti qui l’accuse de ne pas respecter les fondamentaux du référendum. Si les chiffres de l’immigration ne baissent pas, prévient-elle, les torys n’ont aucune chance de gagner les prochaines élections.
L’opinion publique, elle, porte un regard plus positif sur l’immigration, qui est désormais choisie et contrôlée. « Les attitudes se sont adoucies, en particulier envers les personnes qui viennent travailler ici, ce qui n’était pas le cas avant, commente Jonathan Portes. La plupart des gens n’ont jamais eu d’attitude négative à l’égard des Européens. Il y avait une attitude négative à l’égard de la libre circulation. » Londres, capitale multiculturelle, a ainsi pris ses distances avec l’Europe. En ce sens, elle se situe dans la ligne droite du Brexit. À quoi ressemblera le Royaume-Uni dans vingt ans ? « Difficile à dire, répond l’expert. Il y a clairement des pertes liées à la fin de la libre circulation. Peut-être qu’au cours des dix ou vingt prochaines années, certains éléments du Brexit seront inversés. Mais je pense qu’il s’agit là d’une question politique beaucoup plus large que le Royaume-Uni doit régler. » La question est de savoir comment il s’y prendra.