Royaume-Uni : Le gouvernement fait le choix de l’intelligence artificielle pour lutter contre les migrants qui traversent la Manche

Pour limiter les traversées illégales de la Manche, le gouvernement britannique fait le choix de l’intelligence artificielle. Un contrat a été signé avec une entreprise américaine spécialisée dans les nouvelles technologies de surveillance. Une stratégie dénoncée par certains juristes qui mettent en garde contre de possibles violations des droits des demandeurs d’asile.

Au moins 45 000 demandeurs d’asile ont traversé la Manche en 2022, selon les chiffres officiels. Un nombre d’arrivées jugé excessif par le gouvernement conservateur du Royaume-Uni qui s’est engagé à y mettre un terme. Pour cela, le ministère de l’Intérieur britannique travaille désormais avec la société américaine Anduril, spécialisée dans les technologies de surveillance.

Une tour de surveillance autonome développée par la firme a récemment été installée à Douvres. Celle-ci détecte les mouvements dans un rayon de 15 kilomètres en mer et détermine s’ils sont “suspects”. En d’autres termes, le dispositif vise les embarcations transportant des exilés. D’autres technologies de détection sont en attente de déploiement, alors que les tentatives des migrants pour rejoindre les côtes britanniques se font de plus en plus nombreuses à l’approche des beaux jours.

Détecter et suivre les migrants qui franchissent la frontière

Transformer les capacités militaires des Etats-Unis et de leurs alliés avec des technologies innovantes”, telle est la raison d’être d’Anduril, affichée sur son site web. L’entreprise collabore notamment avec le département américain de la Défense, auquel elle fournit des technologies de surveillance utilisée pour détecter et suivre les migrants qui franchissent la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Fondée en 2017, elle est parrainée par Peter Thiel, un influent investisseur de la Silicon Valley et fervent partisan de Donald Trump.

La firme conçoit des tours de contrôle ainsi que des drones équipés de caméras et de logiciels d’analyse. Elle a développé le logiciel Lattice qui permet à un seul opérateur de diriger une multitude de machines autonomes mais aussi d’en collecter des données, de les mettre en ordre et de les analyser.

En 2019, l’entreprise américaine s’attaque au marché européen en ouvrant un bureau à Londres et engage un ancien militaire britannique à sa direction. Sa mission est de “combiner les dernières technologies d’intelligence artificielle et de capteurs pour renforcer la sécurité nationale grâce à la détection, l’identification et le suivi automatisés des cibles”. Pari réussi, puisqu’en 2021, elle signe un contrat de 4,4 millions d’euros avec le ministère britannique de la Défense pour développer des programmes d’intelligence artificielle destinés aux armées.

Vers l’identification individuelle ?

Un projet de loi très controversé contre l’immigration illégale a été présenté par le gouvernement britannique le 7 mars dernier. Il vise notamment à interdire le dépôt d’une demande d’asile à toute personne entrée illégalement sur le territoire et à rendre systématique l’expulsion de ces personnes vers un pays-tiers jugé sûr. Le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (HCR) estime que cette loi, si elle entrait en vigueur, “constituerait une violation claire de la convention de l’ONU sur les réfugiés”.

“L’objectif ultime est d’utiliser l’intelligence artificielle sur des images prises en mer pour identifier les migrants et démontrer qu’ils sont entrés sur le territoire britannique illégalement”, explique Olivier Cahn, professeur de droit pénal à l’université de Cergy. “C’est manifestement la prochaine étape après la loi contre l’immigration illégale.”

Faire usage de l’intelligence artificielle pour identifier les migrants irréguliers semble être l’avenir de la surveillance aux frontières. En juillet 2021, une note publiée par le Parlement européen expliquait que “la reconnaissance faciale automatisée n’est encore utilisée par aucun système d’information européen, mais ils sont tous destinés à l’intégrer dans un futur proche, à des fins de vérification et/ou d’identification.”

Pour Olivier Cahn, l’intérêt des autorités britanniques pour l’intelligence artificielle s’explique principalement par sa faculté d’auto-apprentissage. “Une machine accumule des données et reconnaît ce qu’elle a déjà vu. L’intelligence artificielle développée aux Etats-Unis contient des données issues de populations qui sont ethniquement comparables aux populations qui traversent la Manche, comme les Somaliens par exemple, et ainsi faciliter un processus de reconnaissance faciale.”

Il pointe néanmoins les difficultés techniques de l’identification de migrants en mer : les traversées se font essentiellement la nuit et dans des conditions météorologiques dégradées. Par ailleurs, il ne faut pas négliger la faculté d’adaptation des passeurs et des migrants. On peut imaginer que les passeurs fournissent à l’avenir des cagoules aux migrants “pour se couvrir le visage et se protéger de l’identification”, évoque le chercheur.

Des risques dans l’usage des données personnelles

Avec le Brexit, le Royaume-Uni s’est affranchi de la législation européenne relative à la protection des données personnelles. “Néanmoins, le Royaume-Uni a ses propres lois en la matière qu’il ne peut enfreindre. Où vont être les serveurs contenant ces données ? De quels droits de recours disposeront les citoyens britanniques dont les données seront contenues dans ces serveurs ?” s’inquiète Olivier Cahn.

Pour le chercheur, la principale difficulté ne viendra pas de la capture d’images mais des problèmes juridiques découlant de leur usage. “Des personnes vont être identifiées et il y aura des erreurs. Si un tel fichier existe, il doit y avoir une possibilité de saisir la justice et de faire appel.”

Pour Madeline Forster, avocate et autrice d’un article publié par le think tank Chatham House, “les principaux problèmes éthiques et juridiques de l’usage de l’intelligence artificielle dans le domaine migratoire sont l’opacité, les biais potentiels, la discrimination, et la faculté des individus victimes de décisions injustes ou erronées à obtenir réparations.”

Batailles juridiques à venir

Pour le gouvernement britannique, identifier les exilés qui rejoignent ses côtes ne sera pas la tâche la plus facile. En effet, le recours à l’intelligence artificielle risque d’entraîner de véritables batailles juridiques. Associés à des avocats et des ONG, de nombreux réfugiés chercheront à attaquer des décisions les concernant. Sur le plan des données personnelles, des juges pourront ordonner la transmission de fichiers sur requête des personnes concernées.

Le risque de violation des droits ne se limite pas aux exilés. “Le droit des étrangers est souvent utilisé comme un laboratoire. Si ces technologies s’avèrent efficaces, elles pourraient rapidement être appliquées à toute la population”, avertit Olivier Cahn.