Royaume-Uni : L’île britannique d’Alderney se divise sur son sombre passé
Londres veut faire toute la lumière sur le nombre de prisonniers morts dans les quatre camps de concentration construits sur la petite île anglo-normande pendant la seconde guerre mondiale. Une page sombre de l’histoire longtemps passée sous silence.
L’île d’Aurigny, Alderney en anglais, ne se distingue pas de prime abord de ses voisines, Guernesey et Jersey. Mêmes plages de sable fin et ruelles pavées bordées de pubs. Pourtant, l’île située à 16 kilomètres des côtes françaises a une particularité. Comme les autres îles anglo-normandes, elle a été occupée par l’Allemagne nazie durant la seconde guerre mondiale mais elle seule a abrité à partir de 1942 des camps de travail et de concentration. Un pan de l’histoire qui refait surface.
Après des décennies de silence, le gouvernement britannique a annoncé, ce 27 juillet, l’ouverture d’une enquête s’étalant sur neuf mois et la mise en ligne, en août, du site Occupied Alderney pour fournir des informations fiables et à jour. Aucune fouille archéologique ni excavation ne seront effectuées
Le comité d’examen, composé de onze experts venus de Grande-Bretagne, de France, d’Allemagne et du Canada, sera chargé d’examiner des archives provenant de toute l’Europe et de l’Institut international pour la mémoire de la Shoah afin de déterminer le nombre de détenus qui y ont été déportés, mais surtout clarifier celui de ceux qui y sont morts.”

Le Hammond Memorial, construit après la guerre, pour les travailleurs forcés, avec cinq plaques en hébreu, russe, polonais, espagnol et français. A Aurigny (Guernesey)
Oubli ou vérité
Près de quatre-vingts ans après les faits, l’annonce n’a pas déclenché l’assentiment des deux mille insulaires. Deux visions s’opposent, celui du devoir de vérité et celui de l’oubli d’un passé pourtant toujours visible sur l’île. Entre deux pintes de bière servies aux rares clients ce soir de match de football, le barman du pub The Campania, Joe Hamling, s’interroge : « N’aurait-il pas été plus juste que les habitants soient consultés et puissent décider d’eux-mêmes s’ils ont envie de se confronter une nouvelle fois à l’histoire de leur île ? » La serveuse Heather Syer hoche la tête. « Cette enquête affecte tout le monde à différents degrés. Je vis ici depuis seize ans, mais je pense surtout aux familles qui sont installées depuis plus longtemps et qui n’ont peut-être pas envie de remuer le passé. Je peux comprendre leur réticence. »
En juin 1940, alors que la défaite de l’armée française est imminente, le gouvernement de Churchill prie les habitants d’Aurigny d’évacuer précipitamment leur île faute de pouvoir la défendre. Seule une poignée d’insulaires décident de rester. Les Allemands s’y installent en juillet. Quand les habitants d’Aurigny retrouvent leur terre cinq ans plus tard : elle est défigurée par le béton. Tunnels, bunkers, canons de batterie et d’artillerie, les témoins de l’occupation allemande sont toujours légion à Aurigny. « Dès que tu mets les pieds dehors, tu vois les traces de la guerre. Elle fait partie de notre quotidien. On ne peut pas y échapper », explique Heather Syer.
Derrière l’aérodrome, un chemin rocailleux bordé de fougères et de mûres laisse place à un champ dégagé, obturé par deux poteaux et une plaque apposée en 2008 indiquant l’entrée du camp de concentration de Sylt. Quatre camps ont été érigés à Aurigny, auxquels ont été donnés les noms des îles allemandes de la mer du Nord : Helgoland, Borkum, Norderney et Sylt. Tous ont été démantelés avant le départ des Allemands. A l’emplacement de celui de Nordeney se tient un camping bucolique avec vue sur mer.
Des milliers de travailleurs forcés
L’existence de ces camps est connue de tous les insulaires. « Depuis tout petit, on me raconte ce qu’il s’est passé ici, que des prisonniers étaient jetés à la mer du haut des falaises », se remémore Buster Anderson, qui venait chaque été pour rendre visite à ses grands-parents. « C’est ici que j’ai découvert un peu plus l’histoire de la seconde guerre mondiale en Angleterre. Jamais mon professeur d’histoire au collège ou au lycée n’a évoqué une seule fois Aurigny », regrette-t-il.
Après la guerre, un officier du renseignement militaire Theodore Pantcheff a été dépêché sur place. Le jeune homme de 24 ans parlait couramment l’allemand et le français et connaissait déjà l’île pour y avoir passé des vacances lorsqu’il était enfant. D’après ses observations et les témoignages des prisonniers ayant survécu, il fait état de « crimes d’une nature cruelle et brutale commis sur le sol britannique ».
Page après page, il détaille le dur labeur des prisonniers de guerre, de civils russes, polonais et ukrainiens, de juifs français et de prisonniers politiques allemands et espagnols contraints, durant dix à douze heures par jour, de construire un vaste réseau de fortifications. Theodore Pantcheff en conclut que sur un effectif total de 4 000 travailleurs forcés, 389, parmi lesquels 8 juifs, ont péri sur l’île.
Le Hammond Memorial, construit après la guerre, pour les travailleurs forcés, avec cinq plaques en hébreu, russe, polonais, espagnol et français. A Aurigny (Guernesey), le 9 septembre 2023.
A la publication du rapport, en 1945, aucune poursuite n’est engagée en Angleterre, malgré la description des horreurs perpétrées par les occupants nazis. Theodore Pantcheff reconnaîtra pourtant des années plus tard que son décompte de 1945 était une « conclusion minimale ». Un rapport d’enquête rédigé en 2017 par d’anciens officiers supérieurs de l’armée britannique avancera plutôt entre 40 000 et 70 000 morts.
D’autres archéologues et historiens estiment plus prudemment, au cours de leurs recherches, qu’entre 600 et 900 personnes auraient perdu la vie. L’annonce de l’ouverture de l’enquête ravit en tout cas Gill Lowe, gérante d’une maison d’hôtes. « Mieux vaut tard que jamais. Je suis curieuse de savoir combien il y a eu de morts, peut-être même des milliers, fait-elle valoir. En tout cas, bien plus que seulement 389. »
La peur d’un « Disneyland de l’Holocauste »
D’autres habitants préfèrent se murer dans le silence, de peur que leur île ne devienne une destination pour les fanatiques de l’histoire de la guerre. « Il s’agit d’un sujet d’actualité qui suscite une certaine controverse sur l’île et nous ne souhaitons pas faire de commentaires à ce sujet tant que l’enquête n’est pas terminée », a répondu brièvement par e-mail l’Alderney Society chargée du musée de l’île.
Attablé à la terrasse d’un café dans l’artère principale de Victoria Street, le président des Etats d’Aurigny, William Tate, salue, lui, la décision du gouvernement britannique, « pour mettre fin aux spéculations sur le nombre de morts », et tient à rassurer les réfractaires. « L’île ne deviendra jamais ce qu’ils nomment un Disneyland de l’Holocauste. Nous avons le plus grand respect pour les personnes qui ont perdu la vie ici. Quand les habitants sont revenus à Aurigny, leurs maisons avaient été détruites. Ils avaient le choix, repartir ou se serrer les coudes et rester. L’île a une histoire particulière qui fait partie de notre ADN et qui nous a rendus attachés à notre terre », insiste-t-il.
Malgré leurs divergences, les insulaires s’accordent sur un point : les résultats de l’enquête, attendus en mars 2024, ne changeront rien à leur quotidien. Heather et Joe continueront de travailler au pub, Buster reviendra rendre visite à sa famille l’été prochain, Gill accueillera toujours les touristes de passage. Le président William Tate réfléchit déjà à la transformation des sites en lieu de mémoire. « L’une des propositions évoquées est d’installer des QR codes renvoyant vers des explications en plusieurs langues », détaille-t-il.
Dans le pub The Campania, le match Angleterre-Ukraine s’est terminé sur un score nul. Heather nettoie le comptoir boisé. « Si vous allez sur le continent anglais, je pense que peu de personnes connaissent le passé de l’île. Pourtant, c’est notre histoire commune, il faut en parler », soutient-elle en encaissant les derniers clients. « Surtout quand on voit que des pays continuent de se faire la guerre. »