Russie : Le rêve d’émancipation des minorités ethniques
Imaginez un drapeau américain, dont les bandes ne seraient pas bleues mais vertes, et les étoiles remplacées par des flocons de neige. Peinte il y a une dizaine d’années par l’artiste sibérien Damir Mouratov, cette toile, nommée “États-Unis de Sibérie”, flottera-t-elle un jour à l’ONU, tout comme les Républiques d’Oural, du Don, du Pacifique, de la Laponie et autres Terres des Vepses ? C’est ce qu’espèrent certains “activistes ethniques”, exilés à l’étranger et de plus en plus actifs sur les réseaux sociaux.
Leur credo : le démantèlement de l’Union soviétique n’a pas été achevé, la Fédération russe est un projet raté et la désintégration de l’actuelle Russie ne pourrait qu’améliorer la condition de ces minorités (la Fédération de Russie compte une centaine de peuples différents). Sur des plate-formes internet, des activistes russes envisagent l’après-Poutine… et une Russie fragmentée.

Foyer de la minorité ethnique bouriate, la Bouriatie est une république saignée par l’effort de guerre russe
Pour Ioulia Faïzrakhmanova, militante du mouvement pour l’indépendance du Tatarstan, la Russie – le dernier empire de la planète – doit disparaître car il restera une menace, même s’il subit une défaite contre l’Ukraine : “Nous ne savons pas qui remplacera Poutine, dit-elle. Rien ne nous dit que le même scénario ne se répétera pas avec son successeur, surtout s’il apprend des erreurs et des lacunes de son prédécesseur…”
Russie, empire éclaté
D’où l’idée, émise par certains de ces mouvements ethniques, de s’émanciper définitivement de Moscou. Balkaniser la Russie ? “Certes, la fragmentation du pays serait risquée, poursuit Ioulia Faïzrakhmanova. Certains de ces nouveaux États choisiraient la voie démocratique, à l’instar des pays baltes, d’autres suivraient le modèle iranien, fondé sur l’oppression des femmes et des LGBT. Mais quoi qu’il en soit, ces peuples ne peuvent rester éternellement les petits frères du grand frère.”
“En principe, la conscience nationale croît avec l’augmentation du niveau de vie, déclare la politologue russe Ekaterina Schulmann. Lorsque les gens ont une certaine stabilité et des ressources suffisantes, ils peuvent réfléchir à leur identité culturelle, ethnique et régionale. Au cours des dix dernières années, ce processus s’est, en outre, accéléré grâce à de nombreux facteurs, comme la baisse de la popularité du pouvoir central [Moscou] et la croissance du tourisme intérieur.” La question de l’identité linguistique est ainsi devenue un puissant déclencheur de la montée du séparatisme ethnique, surtout après la suppression par le Kremlin des cours de langues locales dans les programmes scolaires, en 2018. L’intelligentsia issue des minorités ethniques avait vivement critiqué cette décision. Un scientifique originaire de la République d’Oudmourtie s’était même immolé par le feu en signe de protestation.
Racisme culturel
“D’un côté, la Russie prétend défendre les intérêts de la minorité russophone en Ukraine, et de l’autre, elle considère les ‘petits peuples’ comme des citoyens de second ordre en raison de leur langue, leur dialecte ou leur apparence physique”, estime Buliash Todaeva, du mouvement “Les Asiatiques de Russie”, le plus grand rassemblement de groupes ethniquessur Internet. Selon lui, “il existe en Russie un nationalisme systémique et un racisme économique, social et culturel”. Personne, en Russie, ne sera sanctionné pour une blague raciste sur la couleur de la peau ou la forme des yeux. Et les annonces de location immobilière où figure la mention “Réservé aux Slaves” sont courantes.
En septembre dernier, la mobilisation militaire partielle a particulièrement touché les régions ethniques les plus pauvres du pays, comme la Touva (Sibérie orientale), où le niveau de vie est quatre fois inférieur à celui de Moscou. “La guerre est aujourd’hui le seul ascenseur social, déclare Alexandra Garmazhapova, fondatrice de la fondation “La Bouriatie Libre”. Mais savez-vous pourquoi les jeunes Bouriates partent se battre ? Principalement pour obtenir un prêt hypothécaire et améliorer leur vie.” Les autorités russes leur promettent en effet de grosses sommes d’argent. En cas de blessure ou de décès, des compensations énormes (jusqu’à 150 000 euros) sont versées aux familles.
Une plate-forme pour fédérer ces mouvements
Mais certains n’en préfèrent pas moins s’engager aux côtés des Ukrainiens. On trouve, en Ukraine, un peloton bachkir, mais aussi le Corps musulman du Caucase, un détachement de Yakoutie, la Légion de la liberté de la Russie et les bataillons Cheikh Mansour et Djokhar Doudaïev, deux formations tchétchènes indépendantistes. Soit près de 2000 hommes. Tous, unis par une idée commune : l’émancipation.
Pour fédérer toutes ces énergies, une plate-forme a été créée : le Forum des Peuples Libres de la post-Russie, qui rassemble des participants de l’opposition, mais aussi des mouvements nationaux et régionaux de Russie. Son objectif : “changer la structure administrative et territoriale de la Russie post-Poutine”. Une carte a même été éditée : elle comprend plusieurs dizaines “d’États indépendants”, dont ces fameux “États-Unis de Sibérie”. Ses fondateurs ? Deux Ukrainiens, Oleg Magalets’kyi et Oleg Dounda, respectivement entrepreneur et député du parti de Volodymyr Zelensky – Serviteur du Peuple.

Car Kiev encourage ces mouvements de toutes les manières possibles. À la fin de l’an dernier, un projet de résolution reconnaissant l’indépendance du Tatarstan et du Bachkortostan a ainsi été présenté au Parlement ukrainien. Et le 31 janvier dernier, ce Forum des Peuples Libres de la post-Russie a tenu à Bruxelles, dans les locaux du Parlement européen, son cinquième congrès, sous l’égide du groupe des Conservateurs et Réformistes européens.
Parmi les participants, des personnalités aussi diverses que la députée polonaise Anna Elzbieta Fotyga (PiS), l’ex-chef militaire séparatiste tchétchène Akhmed Zakaïev ou l’ancien député russe Ilia Ponomarev, qui a émigré en Ukraine en 2016. Dans la foulée, la plate-forme a organisé un référendum en ligne (déclaratif) pour l’autodétermination de la Sibérie et de quatre autres régions : la Königsberg, le Kouban, l’Ingrie et l’Oural. Près de 6 millions de personnes se seraient prononcées en faveur de l’indépendance.
Divergences
Indépendance ? Tous ne sont pas de cet avis. “Ceux qui dessinent des cartes morcelées de la Russie découragent les opinions plus modérées”, estime Alexandra Garmazhapova, de la fondation “La Bouriatie Libre”, qui milite pour la création d’une “vraie” fédération. “À ceux qui veulent une Bouriatie libre, je réponds : quel système politique ? quel modèle économique ? Quelles frontières ? Que ferez-vous des 70 % de Russes qui y vivent ? C’est aussi leur foyer !”
“La simple perspective d’une Russie qui se fragmenterait pousse les indécis du côté du Kremlin, opine Abbas Gallyamov. Au passage, l’ancien directeur de campagne de Vladimir Poutine (2008 à 2010), qui vit aujourd’hui en Israël, remarque que certains experts “indépendants” de ce Forum sont également membres du mouvement communiste russe. “La présence de tels personnages sur cette plate-forme incite à la prudence, ajoute-t-il. On ne peut exclure que le Kremlin soit impliqué.”
De fait, Vladimir Poutine a récemment déclaré sur une chaîne d’État que le seul objectif de l’Occident était de liquider la Russie. Et d’ajouter : “Le sort de nombreux peuples de Russie peut radicalement changer. Je ne sais même pas si l’ethnie russe peut être préservée dans sa forme actuelle.” Dans son sillage, les propagandistes d’État, tel Vladimir Soloviev, ont repris le thème de la “catastrophe ethnique” et l’exploitent au maximum pour décourager les velléités indépendantistes. Si vous voulez saboter une entreprise, dit un dicton russe, il vaut mieux la diriger.