Russie : “L’ethnonationalisme est la plus grande menace contre Poutine”

Pour Jade McGlynn, chercheuse au King’s College, une défaite de Moscou en Ukraine pourrait bien attiser l’identitarisme de l’ethnie russe et desservir les tenants d’un après-Poutine plus libéral.

De nombreux observateurs ont attribué l’invasion de l’Ukraine au “nationalisme” de Vladimir Poutine, qui n’a cessé de présenter son action comme une reconquête des terres perdues de la “Grande Russie”. Mais l’apparente hégémonie du dirigeant sur le plan idéologique cache une autre tendance, qui semble (re)prendre racine en Russie à la faveur de cette guerre : l’ethnonationalisme, une forme de nationalisme centrée sur l’ethnicité, est, selon Jade McGlynn, chercheuse au département d’études sur la guerre du King’s College de Londres, “la menace la plus directe à l’encontre du pouvoir de Poutine”.

“Poutine a tenté d’équilibrer les demandes de la majorité ethnique russe avec la réalité multiethnique de la Fédération de Russie et ses propres ambitions impériales […] en élargissant la définition de la ‘russité'”, analyse Jade McGlynn.

De là à faire peser une menace sur l’espoir d’un après-Poutine plus démocratique ? “Les Russes libéraux et occidentalisés risquent de se trouver en décalage avec le sentiment public après la guerre s’ils ne reconnaissent pas que la plupart des gens, surtout en période d’instabilité et de perte, ont besoin de sentir qu’ils appartiennent à quelque chose de plus grand qu’eux, explique la chercheuse. Ce besoin place l’ethnonationalisme russe en position favorable pour remplacer l’étatisme impérial promu par Poutine.”

Dans un article publié dans Foreign Affairs, vous décrivez l’attrait actuel des Russes pour une nouvelle forme de nationalisme, “l’ethnonationalisme”. De quoi s’agit-il ?

Jade McGlynn : C’est un type de nationalisme ethnocentré, qui n’est pas vraiment nouveau, mais dont l’attrait et la portée ont été favorisés par la guerre. Il se développe en particulier parmi ceux qui ont un intérêt direct ou une implication dans la guerre que mène la Russie contre l’Ukraine. Il rassemble une combinaison assez hétéroclite faite de “blogueurs Z” [NDLR : des influenceurs russes favorables à la guerre], de jeunes mouvements “nationaux-démocrates” et d’ethnonationalistes plus traditionnels. Ce groupe a lui-même de nombreux liens avec d’autres types de nationalistes (impérialistes ou orthodoxes).

Mais ceux centrés sur l’ethnie se caractérisent par une forte aversion pour l’immigration en provenance d’Asie centrale, un profond anti-élitisme, souvent dirigé contre la gestion incompétente de la guerre par le ministère de la Défense, une préoccupation (discutable) pour les “gens ordinaires”, une position souvent critique à l’égard des politiques de l’Etat (même si elle ne vise pas toujours Poutine) et un sentiment d’appartenance à l’ethnie russe, considérée comme une victime.

Cette tendance est-elle susceptible de se répandre réellement dans un pays si diversifié, qui compte plus de 180 groupes ethniques différents ?

L’ethnonationalisme russe était un courant politique très fort dans les années 1980, au moment de l’effondrement de l’URSS. Il avait alors des tendances très antisémites, qui ne sont pas très présentes chez les nationalistes ethniques d’aujourd’hui. Le nationalisme est resté un mouvement très fort en Russie tout au long des deux premiers mandats présidentiels de Poutine, comme en témoigne la manifestation annuelle “Russkii marsh” [la “marche russe”], qui rassemble des milliers de nationalistes dans tout le pays, et la popularité du mouvement “Hvatit kormit Kavkaz” [“Arrêtez de nourrir le Caucase”]. Alexeï Navalny lui-même est issu de ce mouvement national-démocrate : bien qu’il ait atténué son ethnonationalisme, il critique toujours la lutte contre l’élitisme et la corruption.

En 2010, des milliers de nationalistes ont manifesté devant le Kremlin en réaction à la mort d’un supporter de football russe qui aurait été tué par des habitants du Daguestan, [république russe fédérée] majoritairement musulmane. Les manifestations ont dégénéré en émeutes raciales et en affrontements avec la police. L’annexion de la Crimée a certes volé la vedette à bon nombre de ces mouvements, car elle a incité les nationalistes à se rallier à l’Etat et/ou à se battre dans le Donbass. Mais le problème n’a pas disparu, comme le montrent les rapports annuels du Centre Sova [un centre de recherche spécialisé dans l’étude du racisme et de la xénophobie, dissous par la justice russe en avril 2023] sur les crimes racistes. Cela étant, la diversité de la Russie et la peur de l’effondrement tempèrent certains aspects de l’ethnonationalisme.

De quelle façon ?

La plupart des nationalistes ethniques se concentrent sur la défense des Russes et de leurs droits, mais ils ne critiquent pas autant les populations indigènes de Russie, y compris celles du Caucase, que celles qui viennent de l’extérieur (c’est-à-dire les immigrants d’Asie centrale, les Africains, les Chinois, etc.)

“Cette idée que les Russes sacrifient leurs propres besoins pour les autres et sont ensuite exploités par des ingrats est un thème commun de l’histoire russe.”

Le nationalisme ethnique est-il une tendance de l’ère moderne en Russie ?

Non, ces mouvements sont nombreux dans l’histoire de la Russie. L’effondrement de l’Empire russe a été précédé par le développement de divers nationalismes, comme celui des Cent-Noirs, un mouvement radical et antisémite qui incitait aux pogroms et insistait sur le fait que seuls [les membres] de l’ethnie russe pouvaient être de “vrais” citoyens de l’empire. Les nationalistes se sont rangés du côté des Blancs pendant la guerre civile et sont restés en grande partie en exil par la suite.

Mais, soixante-dix ans plus tard, l’ethnonationalisme est revenu sous la forme de nouveaux groupes, tels que Pamiat, qui était très antisémite et se lamentait que les Russes soient un peuple soumis. Même Eltsine a joué sur ce sentiment de victimisation de l’ethnie russe en affirmant que la Russie avait été une sorte d’empire inversé, où les périphéries se nourrissaient du centre [Moscou]. Cette idée que les Russes sacrifient leurs propres besoins pour les autres et sont ensuite exploités par des ingrats est un thème commun de l’histoire russe. Mais, comme je l’expliquais, l’ethnonationalisme est à mon avis la menace la plus directe contre le pouvoir de Poutine, car il rejoint par endroits le poutinisme, mais en se concentrant sur le peuple ethnique russe plutôt que sur l’Etat russe.

Pourquoi l’ethnonationalisme serait-il une menace contre Poutine, souvent décrit comme étant lui-même un nationaliste ?

Pour simplifier, on pourrait dire que Poutine est un nationaliste, mais certainement pas un ethnonationaliste. En outre, si nous voulions être tout à fait exacts, nous devrions probablement dire qu’il est un étatiste chauvin. Tout au long de son règne, et surtout depuis 2012, il a subordonné les besoins du peuple à ceux de l’Etat. Sa conceptualisation du rôle de l’Etat russe comporte un élément civilisationnel important, presque messianique. Selon cette vision, impérialiste, la Russie a le droit, voire le devoir, d’intervenir et de prendre possession de territoires qui sont légalement reconnus comme appartenant à d’autres Etats. C’est là qu’intervient le chauvinisme : le peuple russe est primus inter pares, il est le fondateur de l’Etat et le noyau, le créateur de la civilisation qui unit l’Etat russe multiethnique. Cela conduit Poutine à mettre l’accent sur la russification, mais cette tendance est commune à toute l’histoire impériale russe et à l’histoire soviétique, en particulier sous Staline.

La menace que les groupes nationalistes font peser sur Poutine est, ironiquement, due à ses propres similitudes avec le mouvement. Ils font appel à l’anti-élitisme qu’il revendique lui-même. En témoignent ses premières démonstrations de réduction du pouvoir des oligarques ou sa rhétorique anti-occidentale. Comme Poutine, les ethnonationalistes méprisent l’Occident et vantent la supériorité de la culture russe, mais, contrairement à lui, ils considèrent que cette culture appartient à l’ethnie russe, et non qu’elle a évolué à partir [de cette dernière] pour être aujourd’hui partagée. En outre, Poutine a encouragé un système d’immigration relativement ouvert, y compris [en signant des autorisations de passage des] frontières sans visa avec les Etats d’Asie centrale, ce qui est un anathème pour les nationalistes ethnocentriques. Alors qu’il donne la priorité à ce qu’il perçoit comme les besoins de l’Etat russe, les ethnonationalistes sont davantage préoccupés par la “nation”, telle qu’ils la perçoivent, c’est-à-dire celle de l’ethnie russe.

Comment Poutine est-il parvenu à unir le pays malgré ces différentes nuances de nationalisme ?

Poutine s’est appuyé sur une vision impérialiste et étatiste de la Russie pour justifier des guerres d’agression et pour répondre aux défis intérieurs, en équilibrant les demandes de la majorité ethnique russe avec la réalité multiethnique de la Fédération de Russie et ses propres ambitions impériales. Il a résolu cette quadrature du cercle en élargissant la définition de la “russité”.

Il existe deux termes pour désigner le Russe : “Russkii” (qui appartient à l’ethnie russe) et “Rossiiskii” (citoyen russe, sans marqueur ethnique). Dans une interview de 2012 sur la question nationale, qui a marqué le début de ses efforts pour définir l’idée nationale post-soviétique, il avait déclaré : “Le peuple russe forme un Etat, comme le montre l’existence de la Russie. La grande mission du peuple russe est d’unifier, de lier cette civilisation : utiliser sa langue, sa culture et sa ‘compassion universelle’ (pour citer Dostoïevski) pour lier les Arméniens russes, les Azéris russes, les Allemands russes et les Tatars russes.”

Le vocabulaire de Poutine reflète en partie l’échec du terme “Rossiiskii” à s’enraciner sous l’ère Eltsine, lorsque les groupes nationalistes, néonazis et antisémites se sont multipliés. Les nationalistes qualifiaient la Fédération de Russie de “RF-iya”, un terme péjoratif destiné à indiquer l’artificialité de l’Etat post-soviétique. Conscient de ces connotations négatives, le Kremlin a ignoré les “Rossiiskii” et élargi les “Russkii”, en mettant l’accent sur la culture russe comme quelque chose d’ouvert à tous, indépendamment de l’appartenance ethnique. Cela signifiait que le pouvoir était inclusif, mais aussi qu’il donnait au peuple russe un sentiment de supériorité – il était “spécial”. En outre, l’annexion de la Crimée a séduit de nombreux nationalistes, tout comme l’agression continue de la politique étrangère depuis 2014.

Quelle est la branche du nationalisme la plus influente en Russie ?

Les branches les plus influentes actuellement sont les formes étatistes ou civilisationnelles, celles qui sont essentiellement une version plus nationaliste du poutinisme, dans la mesure où elles affirment que la Russie est une civilisation spéciale qui a le droit de dominer les autres nations en raison d’une grandeur inhérente et que les Russes doivent reconquérir toutes les terres perdues, y compris l’Ukraine. C’est le genre de personnes que l’on retrouve chez de nombreux blogueurs Z. Avant l’invasion à grande échelle, ce type de nationalisme, souvent influencé par l’orthodoxie, était assez marginal, à l’instar des blogueurs de guerre nationalistes eux-mêmes, qui appelaient toujours à l’annexion du Donbass et à la poursuite de la guerre contre l’Ukraine. Aujourd’hui, les blogueurs Z soutiennent la guerre mais critiquent souvent la manière dont elle est menée.

Ces voix critiques de la guerre (et donc de l’action du Kremlin) sont-elles réprimées comme les autres ?

Si les commentateurs critiques restent dans certaines limites, ils sont autorisés à poursuivre leur “journalisme”, car ils jouent un rôle important de mobilisation, notamment en encourageant les hommes à s’enrôler pour combattre en Ukraine, et aussi parce que le principal objectif de leur nationalisme est externe, visant à conquérir l’Ukraine, plutôt qu’interne, comme de nombreux nationalistes ethniques, qui s’intéressent à ce qu’ils perçoivent comme des problèmes existant à l’intérieur de la Russie (démographie, immigration, manque de soutien de l’Etat en faveur des Russes ordinaires).

Vous suggérez que l’ère post-Poutine pourrait être encore plus nationaliste. Les “libéraux” ne pourraient-ils pas jouer le rôle de force d’opposition ?

Ils pourraient être force d’opposition, et j’espère qu’ils le seront. Les Russes semblent en tout cas désireux de trouver une forme de gouvernance plus démocratique. Toutefois, il ne s’agirait pas, dans ce cas, d’une forme pro-occidentale, car un gouvernement pro-occidental est la forme la moins populaire qui soit, moins encore que le totalitarisme pur et simple. “Démocratie” est un terme élastique, et nous ne savons pas exactement ce que les Russes veulent dire lorsqu’ils l’utilisent, d’autant plus qu’il n’y a pas de véritable histoire de la démocratie en Russie.

De surcroît, de nombreux Russes libéraux ont quitté le pays, ceux qui restent ont peu de tribunes et ont tendance à se considérer comme impuissants à changer quoi que ce soit. Par ailleurs, certains nationalistes ont aidé les familles de soldats, collecté de l’argent pour leur fournir des équipements, ils se sont enracinés parmi les gens ordinaires. De ce fait, beaucoup de ces personnes méprisent les libéraux pour leur “fuite” à l’étranger. C’est pourquoi je doute de l’attrait du libéralisme, même dans un scénario où la Russie ne gagnerait pas.

Pourquoi cela ?

Dans un tel scénario, avec l’étatisme impérial de Poutine délégitimé par la défaite, ou par l’incapacité à gagner malgré les milliers de vies perdues, une nation russe traumatisée devra trouver une raison de se sentir fière d’elle-même, mais aussi d’expliquer pourquoi elle s’est trompée. Il sera facile d’accuser les minorités ethniques (par exemple, en considérant que les Tchétchènes ont commis des crimes de guerre) et les élites (par exemple, Sergueï Choïgou [le ministre de la Défense], qui n’est pas non plus un Russe de souche), et de prétendre que les garçons russes étaient des héros, mais qu’ils ont été lâchés par ces groupes déloyaux.

A bien des égards, la popularité des arguments de Prigojine reposait sur cette interprétation. C’était un moyen d’expliquer pourquoi la guerre ne se déroulait pas comme prévu, en attribuant la responsabilité à d’autres coupables que le peuple russe ou leur sentiment de supériorité mal placé. Les Russes “libéraux” et occidentalisés risquent de se trouver en décalage avec le sentiment public après la guerre s’ils ne reconnaissent pas que la plupart des gens, surtout en période d’instabilité et de perte, ont besoin de sentir qu’ils appartiennent à quelque chose de plus grand qu’eux. Ce besoin place l’ethnonationalisme russe en position favorable pour remplacer l’étatisme impérial promu par Poutine.

L’Express