Russie : “Nous ne sommes les bienvenus nulle part”, une jeunesse désespérée et sans avenir
La guerre en Ukraine a détruit les perspectives d’une génération de Russes, en exil ou restée dans le pays.
Cela fait plus d’un an que Dara Evdokimova, une Moscovite de 28 ans, vit dans une déprime permanente. En annonçant son offensive sur l’Ukraine le 24 février 2022, Vladimir Poutine n’a pas seulement attaqué les Ukrainiens : il a aussi plongé une partie de la société russe dans une grande souffrance psychologique. Ceux qui, dans la population, se voulaient ouverts sur le monde, se retrouvent pris au piège de la guerre, du nationalisme et du renfermement sur soi. Et doivent rendre des comptes, vis-à-vis de l’extérieur, sur la bascule mortifère du Kremlin.
Quand on regarde la réalité de la guerre en face, “le plus dur ce sont les émotions, les sentiments, confie la jeune femme. Ma sœur, mes amis, des quinquagénaires qui n’avaient jamais pris de médicaments, se retrouvent à consommer des antidépresseurs.” Le conflit se prolongeant, beaucoup de Russes se sont réfugiés dans le déni. “Ma sœur ne veut plus entendre parler de tout ça. Il y a encore six mois, on aurait échangé sur l’Ukraine ensemble, mais maintenant on évite le sujet. Etre consciente, chercher les vraies informations, ça prend beaucoup d’énergie, ça détruit. Les gens se protègent”, poursuit-elle.

Dara, qui travaille pour une importante société sud-coréenne de boissons en Russie, et parle anglais et un peu coréen, se voyait bien mener une carrière à l’international. Mais ses rêves ont pris du plomb dans l’aile. “Pour l’instant, je reste à Moscou, dit-elle. L’exil c’est compliqué, ça coûte cher et nous ne sommes les bienvenus nulle part. Mes collègues sont dans la même situation que moi : ils ne quitteront le pays qu’en cas de force majeure. Nous n’avons plus de plans pour le futur.” Une blague circule en Russie : “Perspectives d’avenir en Russie ? Dix minutes.”
Les ventes d’antidépresseurs en hausse
Il n’existe pas de données pour quantifier le mal-être des Russes, mais les chiffres de vente des antidépresseurs et somnifères donnent un indice. Les médias économiques russes avaient signalé une augmentation conséquente de ces ventes dès les semaines qui ont suivi le lancement de la guerre. Les dernières données disponibles datent de septembre 2022. En un mois, les ventes d’antidépresseurs avaient bondi de 46 % par rapport à l’année précédente, selon les données d’une agence de marketing spécialisée.
Pour les Russes exilés à l’étranger, l’abattement est accentué par le sentiment de ne pas avoir le droit de se plaindre. Il y a quelques mois, Natacha Bolchakova, une photographe de 30 ans originaire de Nijni-Novgorod, a quitté son pays pour s’installer en Géorgie. Elle a bien tenté d’évoquer son mal-être sur Instagram mais les critiques ont fusé. “J’ai été assaillie de commentaires agressifs : ‘de quoi nous parlez-vous ? Alors que des gens meurent en Ukraine !’, témoigne-t-elle. Résultat, mes amis et moi hésitons à nous épancher, alors que l’on a quitté notre pays, nos proches et que tout le monde nous manque…”
La jeune femme se sent “enfermée à l’étranger”, consciente que le pays qu’elle a aimé n’existe plus. “Avant la guerre, je voyageais beaucoup. J’aimais cela parce que j’avais plaisir à rentrer à la maison ensuite, se souvient-elle. Maintenant c’est différent, quand je retourne en Russie, les amis que je vois sont tristes, les lieux que j’aimais n’ont plus la même saveur : la dernière fois, j’ai découvert qu’un serveur que je connaissais avait été mobilisé et tué par une mine.” Comme pour ceux restés en Russie, l’anormalité de la situation empêche de se projeter dans l’avenir. “Cela dure depuis plus d’un an et ça va continuer”, soupire-t-elle.
“Je retournerai en Russie quand le régime aura changé”
Natacha Kurnaeva, 23 ans, s’est, elle aussi, réfugiée en Géorgie voisine. C’est son compte YouTube en anglais qui lui permet de survivre. “J’avais déjà coché toutes les cases de ce qui était interdit de dire en Russie sur la guerre. Donc, même si je ne sais pas ce qui m’y attend, je ne prendrai pas le risque d’y retourner.” La jeune Youtubeuse rêvait de faire connaître aux internautes étrangers les meilleurs côtés de son pays, ses paysages, sa culture… La voilà réduite à raconter sa vie en exil et à préférer parler anglais plutôt que russe dans les lieux publics pour ne pas attiser la colère des Géorgiens, usés par l’exode de ses jeunes compatriotes. “C’est dur, mais je continue à suivre l’actualité de mon pays et je serai prête à y retourner quand le régime aura changé”, promet-elle.
Installé à Paris, Alexandre Lavut, 17 ans, n’envisage pas non plus de remettre les pieds de sitôt en Russie : “Pour le moment, je ne peux être qu’à l’extérieur du pays, je me prépare à vivre en France.” Loin de chez lui, ce jeune opposant, réfugié politique, a la désagréable sensation d’une “normalité anormale”, une atmosphère qui l’éloigne petit à petit de la réalité russe. Mais il en est certain, le temps viendra de renouer avec son militantisme. “Je vais apprendre le français et faire des études. Le moment venu, certainement pas avant dix ou quinze ans, je rentrerai participer aux changements de mon pays.”