Russie : Wagner, le business de la mort ou comment l’armée secrète de Poutine est devenue un empire
Surnommé “le cuisinier de Vladimir Poutine”, Evgueni Prigojine est surtout connu pour avoir créé le groupe paramilitaire Wagner et lancé plusieurs campagnes de désinformation vers l’Occident. De plus en plus présent dans l’espace public russe, et alors que ses soldats sont les seuls à grappiller quelques mètres de territoire en Ukraine, l’oligarque, que la guerre rend chaque jour plus riche et plus puissant, pourrait-il faire basculer la Russie dans quelque chose d’encore pire ? Pour le savoir, il a fallu se rendre jusque dans son quartier général.
Placé à l’isolement presque en continu depuis son arrivée au centre pénitentiaire de haute sécurité IK-2 en janvier 2021, Alexeï Navalny n’a pas pu assister à la scène qui s’y est déroulée cette mi-décembre. C’est donc un codétenu qui a tout raconté à l’opposant numéro 1 au régime de Poutine : les prisonniers réunis dans le froid sur le terrain de foot de ce pénitencier de la ville impériale de Vladimir, à une centaine de kilomètres à l’est de Moscou, déjà envahi par la neige ; un hélicoptère qui se pose dans la cour ; et “un homme petit et chauve” qui en sort. Face aux repris de justice, le personnage va droit au but. Le deal est clair : en échange de six mois d’engagement en première ligne au sein du groupe paramilitaire Wagner dans le Donbass, les prisonniers recevront un salaire et une amnistie. À prendre ou à laisser.

Les condamnés aux longues peines ne réfléchissent pas longtemps. Dans son témoignage, Alexeï Navalny affirme qu’ils sont “80 à 90 prisonniers à être allés directement signer chez le directeur de la prison”. Et l’opposant d’en tirer un constat : “100% des criminels de ce pays savent désormais qu’il n’y a ni loi, ni règles, ni tribunaux en Russie. Il suffit de lever un doigt pour être libéré, même pas par un tribunal ni par Poutine, mais par un petit homme chauve”. Le nom de l’homme en question ? “C’était Evgueni Prigojine.”
Quelques semaines plus tôt, la révélation de cette scène aurait été un scoop. Officiellement, Prigojine, 61 ans, n’était alors que “le cuisinier de Vladimir Poutine”, un statut qu’il ne devait pas à ses talents de chef mais à son statut d’oligarque à la tête de Concord Catering, un service de traiteur qui, en plus d’approvisionner les cantines des écoles de Moscou et Saint-Pétersbourg et de fournir les rations militaires de l’armée russe, s’occupe également souvent des événements organisés par le Kremlin. Certes, de nombreuses enquêtes avaient, ces dernières années, mis en avant l’autre rôle de Prigojine, celui d’exécuter les basses œuvres du Kremlin. On le soupçonnait d’être derrière les gigantesques “usines à trolls” chargées d’inonder l’Occident de fake news, mais surtout d’être l’un des fondateurs du groupe Wagner, dont les mercenaires s’étaient fait remarquer dans le Donbass, en Syrie ou encore en Centrafrique, soit partout où l’armée russe ne souhaitait pas intervenir en son nom propre. La création d’une société paramilitaire étant illégale en Russie, Prigojine avait toujours tout nié en bloc. Jusqu’au 14 septembre dernier.
Ce jour-là était diffusée une vidéo tournée dans la colonie pénitentiaire d’IochkarOla, 650 kilomètres à l’est de Moscou, dans laquelle le “chef” apparaissait déjà dans une grande opération de recrutement. “Je suis un représentant d’une société militaire privée dont vous avez probablement entendu parler, la société militaire privée Wagner”, admettait-il d’entrée. Alors que l’initiative fait frissonner certains Russes, qui redoutent déjà de voir des pelletées de criminels à l’inhumanité décuplée par la guerre débarquer dans leurs bourgs à l’issue de leur service, Prigojine assume dans la presse russe : “Ce sont les prisonniers ou vos enfants (qui doivent être envoyés au front, ndlr).” Et tant pis si, une semaine plus tard, la mobilisation décrétée par Vladimir Poutine réunissait finalement enfants et prisonniers sous les bombes.

Si Evgueni Prigojine est aussi à l’aise dans les cours de prison, c’est qu’il les a déjà fréquentées. Né en 1961 à Leningrad, Prigojine n’a pas grandi avec une cuillère en argent dans la bouche : un père mort quand il était jeune ; une mère qui travaille dans un hôpital pour l’élever et prendre soin d’une grand-mère malade ; un beau-père qui tente sans succès d’en faire un skieur professionnel, puis des études de pharmacie vite avortées. Prigojine se lance très jeune sur la route du crime plus ou moins grave. À peine majeur, il enchaîne avec quelques complices les vols avec violence et les cambriolages dans les rues de l’ex et future Saint-Pétersbourg.
Il sera finalement condamné à douze ans d’emprisonnement en 1981. Après avoir observé la perestroïka de derrière les barreaux, le petit délinquant est libéré en 1990 et, comme d’autres petits délinquants autour de lui, va profiter des privatisations de masse pour faire fortune en se lançant dans la restauration. Sa spécialité : les hot dogs. Mais il va vite se diversifier. Difficile de savoir si les deux hommes se connaissent déjà à l’époque mais, alors que Vladimir Poutine entre en politique en intégrant la mairie de Saint-Pétersbourg, le néo-restaurateur étend ses tentacules.
Après avoir obtenu le droit d’ouvrir Konti, le premier casino de la deuxième ville du pays, en 1995, Prigojine inaugure plusieurs restaurants, dont le New Island, une péniche inspirée des Bateaux-Mouches parisiens installée sur la Neva, en plein centre de Saint-Pétersbourg. Il y recevra plusieurs fois Vladimir Poutine, devenu président et accompagné de Jacques Chirac en 2001, puis de George W. Bush en 2002. Sa société de traiteur créée en 1995, Concord Catering, multiplie en parallèle les contrats publics. “Au Kremlin, la nourriture n’arrive d’aucune autre société que la sienne, explique un ancien employé. Il accompagne Poutine dans toutes ses rencontres, dans tous les pays. Il emmène avec lui la nourriture, les employés, Poutine ne mange que ce qui est fait par cet homme.”
La bande de Saint-Pétersbourg
Devenu un notable, Evgueni Prigojine n’en abandonne pas pour autant les vieilles méthodes qui l’ont mené en prison. Encore aujourd’hui, la réputation du personnage le précède, et les personnes contactées pour cet article se gardent par exemple de prononcer son nom. D’après une croyance répandue, parler de lui au téléphone suffirait à alerter les services de renseignement. Une légende qui en dit beaucoup sur les méthodes de l’ex-bandit. L’ancien employé interrogé par téléphone décrit le climat de terreur qui régnerait au sein de ses entreprises, desquelles il serait impossible de démissionner. Lui a dû se faire hospitaliser pendant de longs mois pour se faire oublier du grand chef et se libérer de son emprise.
Ce quadragénaire désormais en exil hors de Russie décrit pourtant Evgueni Prigojine comme “une personne avenante, avec un sacré sens de l’humour. Il sait tenir une conversation, il écoute avec attention, il est jovial. Très vite, on se dit que tout ce qui est dit sur lui est faux”. Mais une fois le recrutement acté, le piège se referme : “Il surveille tout, il est mécontent même quand les résultats sont bons. Alors, la pression apparaît. Une de ses blagues récurrentes, c’est d’entrer dans le bureau de ses employés pistolet en main et de lancer : ‘Allez, viens, on va parler, je vais te buter.’ La possibilité de mourir d’un accident de voiture ou poignardé dans le dos dans la rue est quelque chose que l’on a en tête quand on travaille chez lui…”
Une de ses blagues récurrentes, c’est d’entrer dans le bureau de ses employés pistolet en main et de lancer : ‘Allez, viens, on va parler, je vais te buter’”- Un ancien employé de Prigojine.
Les touristes de passage dans ses restaurants pétersbourgeois s’imaginent-ils ce qu’un plat renvoyé pour cause de tomates pas fraîches peut occasionner ?
“Une critique de ce genre est un jour remontée jusqu’à lui. Le chef du restaurant a été emmené dans la cave, il s’est fait frapper au point de se retrouver hospitalisé pendant deux mois”, raconte l’ancien employé, qui affirme avoir assisté à la scène. Chaque année, le contrat le plus important de Concord Catering est le Forum économique, organisé à Saint-Pétersbourg encore aujourd’hui. Alors que les personnalités sensibles sont toujours servies personnellement par les hommes de Prigojine, les journalistes, eux, sont nourris par des intérimaires ou des étudiants. “Tout est gratuit, alors les journalistes repartent avec beaucoup de nourriture. Une année, les hommes du patron ont accusé les intérimaires d’avoir volé cette nourriture. Je les ai vus faire : ils les ont emmenés en forêt pour les frapper”, confie un témoin de la scène.
Cette façon de gérer les ressources humaines pour le moins brutale a- t-elle poussé Vladimir Poutine à prendre ses distances avec son ami Prigojine ? Pas vraiment. Parmi les différents groupes qui gravitent autour du maître du Kremlin, le restaurateur fait partie du plus ancien : la “bande de Saint-Pétersbourg”, formée alors que, sorti du KGB, Vladimir Poutine s’enrichissait à la mairie de la ville grâce à sa gestion – basée sur la corruption – du port, alors sous le contrôle des mafias. Politiciens, businessmen, anciens membres du KGB, amis de judo…
Cette troupe hétéroclite de Pétersbourgeois a participé de façon directe à la construction du régime Poutine, avant de truster les postes haut placés dans les ministères, les grandes entreprises ou les services de renseignement. Les exemples les plus connus : Dmitri Medvedev, ancien président par intérim à tendance libérale redevenu Premier ministre et désormais plus belliciste que les nationalistes les plus enragés ; Igor Setchine, président du géant pétrolier Rosneft ; Sergueï Narychkine, responsable du renseignement extérieur. Avec son profil encore plus interlope que les autres, Evgueni Prigojine s’est mis sur un créneau différent, consistant à se charger des basses œuvres. Il est de ceux que l’on sait être des rendez-vous publics du président sans jamais y apparaître officiellement.
Dans une vidéo mise en ligne, on voit un déserteur de Wagner en Ukraine se faire fracasser le crâne avec une massue. “C’est un magnifique travail de réalisation, cela se regarde d’une seule traite. J’espère qu’aucun animal n’a été blessé lors du tournage”, commente Prigojine.
Sa première “mission secrète” daterait de 2013, quelques mois avant l’annexion de la Crimée. Anticipant certainement la mauvaise presse à venir, l’ami de Poutine créait, toujours à Saint-Pétersbourg, sa première usine à trolls : l’Internet Research Agency. Jusqu’à 1 000 personnes auraient travaillé dans ses bureaux pour propager de la désinformation russe dans les démocraties occidentales. Le début d’une entreprise florissante. Après avoir nié pendant des années avoir lancé son armée de geeks dans la bataille de l’ingérence dans la présidentielle américaine de 2016, qui a vu Donald Trump arriver au pouvoir à la surprise générale, Prigojine a subitement transformé cette opération en fait de gloire en novembre dernier sur Telegram : “Nous nous sommes ingérés, nous le faisons et nous allons continuer à le faire. Avec précaution, précision, de façon chirurgicale, d’une façon qui nous est propre.”
Une étude de la revue Nature Communications publiée le 9 janvier dernier a eu beau montrer que la propagande de l’Internet Research Agency n’avait eu aucun effet sur les résultats de la présidentielle américaine, l’important n’est pas là. L’important est de “faire croire” que la Russie pourrait avoir ce pouvoir de semer le doute à l’Ouest. Et, ainsi, de préparer le terrain pour la deuxième mission secrète d’Evgueni Prigojine. C’est en 2014 qu’il crée (ou rejoint, selon les légendes) le célèbre groupe paramilitaire Wagner en compagnie de Dmitri Outkine, néonazi assumé mais également ancien lieutenant-colonel du GRU, le renseignement militaire russe. Cette armée de l’ombre, constituée d’anciens militaires et de mercenaires de tout poil, contribue à la naissance de la guerre dans le Donbass en avril 2014, permettant ainsi à la Russie de nier toute implication directe à l’époque en faisant passer les combattants pour des séparatistes locaux. La technique sera réutilisée partout où la Russie veut intervenir tout en restant discrète : Libye, Syrie, Venezuela, Centrafrique et de nombreux autres pays africains.
Souvent, les mercenaires brillent par leurs crimes de guerre et leur incapacité à s’adapter aux terrains inconnus. Parfois, le gouvernement “client” rémunère Wagner en nature : en Syrie, où le groupe a pris un pourcentage sur les profits des champs de pétrole repris à l’État islamique ; et en Centrafrique, surtout, où une filiale de Prigojine a récupéré la gestion de Ndassima, la plus grande mine d’or du pays et son gisement à la valeur brute de 2,5 milliards d’euros, comme l’a montré le documentaire Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine, d’Alexandra Jousset et Ksenia Bolchakova. Le tout avec la bénédiction du président russe, évidemment.
Outre les exactions contre les populations civiles, le “cuisinier de Poutine” n’abandonne pas non plus ses méthodes mafieuses. En 2018, le journaliste russe Maksim Borodine, qui enquêtait sur Wagner, meurt défenestré sans que l’on sache s’il s’agit d’un suicide ou d’un meurtre, puis trois autres journalistes sont tués en Centrafrique alors qu’ils venaient se renseigner sur les activités du groupe. Au sein même de l’armée privée, les déserteurs sont prévenus : une fois le contrat signé, aucun retour en arrière n’est possible. Le cas échéant, ils seront tués à la massue. Plusieurs dizaines d’hommes auraient été exécutés de la sorte. L’histoire du premier d’entre eux, assassiné à l’automne, a fait le tour du Web. Le soldat en question, Evgueni Noujine, avait déserté et s’était rendu à l’Ukraine avant de se faire rattraper par ses anciens camarades.
Dans une vidéo mise en ligne, on le voit se faire fracasser le crâne avec une massue. “C’est un magnifique travail de réalisation, cela se regarde d’une seule traite. J’espère qu’aucun animal n’a été blessé lors du tournage”, commente Prigojine sur sa chaîne Telegram, désireux de parfaire l’image d’une armée plus impitoyable que l’armée officielle. Dans une autre vidéo mise en ligne fin décembre, il se met en scène en train d’offrir une nouvelle massue à ses troupes. Il demande “qu’on la mette en service”. Pour cet homme, expert en communication, aucune vidéo mise en ligne ne l’est par hasard. Il s’agit de faire croire aux Russes qui hésiteraient à rejoindre son organisation que la terreur a des règles, que faire la guerre aurait ses avantages et ses inconvénients. Des règles variables : certains combattants attendent encore leurs salaires, d’autres auraient été qualifiés de traîtres une fois décédés pour que la société n’ait pas à rapatrier les corps en Russie et indemniser les familles…
Chez Wagner, la mort est un business comme un autre. Dans ses vidéos, Prigojine s’emploie à banaliser sa roulette russe. S’engager, c’est laisser le sort choisir entre un salaire élevé pendant quelques mois et la mort. Un dilemme qui a du sens dans une Russie majoritairement maintenue dans la misère. Fin décembre, en visite dans une morgue, le patron de Wagner lançait encore, devant un tas de cadavres : “Le contrat est terminé, ils seront de retour à la maison d’ici une semaine.”
Ses ambitions politiques dépendent de la force de son lien avec Poutine. Les Américains disent qu’il a une ligne directe avec le président. Est-ce que Poutine le teste ou le laisse faire ?”- Colin Gérard, doctorant à l’Institut français de géopolitique.
Bienvenue au Wagner Center
Depuis son “coming out” en septembre, le chef du groupe Wagner a tout fait sauf rester discret. Contrairement à Vladimir Poutine ou au ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, Prigojine s’est rendu plusieurs fois sur le front pour rendre visite à ses soldats, mettant en avant le fait qu’ils sont actuellement les seuls à obtenir ce qui s’apparente à de petites victoires côté russe, pendant que l’armée officielle enchaîne les reculs. Récemment, on l’a par exemple aperçu dans les mines de sel de Soledar, à l’est de l’Ukraine, à proximité de Bakhmout, que les combattants de Wagner ont revendiqué avoir reprise le 11 janvier dernier.
Prigojine assume tellement ses activités pourtant illégales qu’il a désormais pignon sur rue en banlieue de Saint-Pétersbourg. Le “Wagner Center”, indiqué tel quel par une énorme enseigne lumineuse placée sur le toit, est un énorme paquebot vitré de 23 étages. L’intérieur a des airs de palais d’un méchant de cinéma, avec ses murs sombres et ses encadrements de porte couleur or. Mais les couloirs sont complètement vides. “Beaucoup de gens nous ont déjà contactés, ce n’est qu’une question de temps avant que tout le monde s’installe dans nos bureaux”, assure Anastasia Vasilevskaya, une des nombreuses attachées de presse du responsable.
Ce centre doit illustrer le rôle joué par ce patriote en chef dans la société russe: alors que l’armée est rongée par la corruption et le manque de moyens, Prigojine inaugure une pépinière d’entreprises, un incubateur de start-up censées porter haut les couleurs de la Russie. “Nous avons des jeunes qui travaillent sur un drone. Quand il sera prêt, nos experts militaires le valideront ou non. Si monsieur Prigojine est intéressé, il financera ensuite le projet”, précise la représentante de l’homme d’affaires. Ce nouveau QG est “une réponse aux sanctions, un acte de patriotisme, une façon d’augmenter les capacités de défense de la Russie”.
Mais dans les derniers étages, les bureaux hébergent un autre style d’entrepreneurs. Eux se disent “journalistes”. Ils travaillent pour des blogs, des sites d’information, des chaînes Telegram. “L’objectif est de leur offrir des bureaux gratuits s’ils adhèrent aux points de vue de monsieur Prigojine et qu’ils souhaitent les diffuser”, dessine Vasilevskaya. Une définition qui s’appliquerait aussi à celle d’une usine à trolls, mais l’attachée de presse s’en défend et l’affirme : “Notre nouvelle structure n’est pas celle de l’ancienne usine à trolls.” Sur un bureau apparaît un logo “Diplomat.ru”, un site internet de propagande. La chaîne Telegram Cyber Front Z, connue pour sa désinformation sur la guerre en Ukraine à destination d’un public russe et ukrainien, serait également gérée depuis ce bâtiment.
Et sur les réseaux sociaux, Evgueni Prigojine répond quotidiennement aux journalistes du monde entier via son service de presse. Si l’éternel homme de l’ombre a fini par sortir de son terrier pour attiser la folie belliqueuse russe, c’est peut-être par idéologie, et peut-être parce qu’il est le seul oligarque dont le business n’a non seulement pas souffert du conflit, mais en a même profité. Mais c’est aussi sans doute tout simplement parce qu’il le peut. Depuis le début de la guerre, le 24 février 2022, l’inacceptable est devenu acceptable, et ce que l’on devait cacher est devenu un motif de fierté. Outre ses activités guerrières et de désinformation, Prigojine, en roue libre, a brisé un autre tabou le 22 novembre dernier en confirmant dans la presse qu’il avait financé la dernière campagne du maire de Saint-Pétersbourg, Alexandre Beglov, en 2019, à hauteur de 2,4 milliards de roubles. Problème : le maire ne lui aurait pas donné le change, à savoir des contrats pour des chantiers, et surtout la gestion du déneigement et de l’évacuation des déchets de la ville, qu’il lui aurait promis.
Une trahison que l’édile paie d’autant plus cher que ces deux questions posent un vrai problème dans cette ville. Les trottoirs enneigés et les chutes de blocs de glace entraînent des morts et des blessés tous les ans. Prigojine et ses dizaines de médias surfent depuis sur cette situation. Tous les jours, le maire est attaqué, les articles se comptent par centaines. Le businessman est allé jusqu’à s’offrir les services d’un des chanteurs les plus populaires du pays, le leader du groupe Leningrad, Sergueï Chnourov, qui aurait été payé pour enregistrer deux chansons antiBeglov particulièrement appréciées des Pétersbourgeois. Publiées en janvier 2022, elles comptabilisent sept et huit millions de vues sur YouTube. L’homme d’affaires est le roi de la ville. Il est notamment à l’origine de la privatisation illégale d’une rue qui permettait aux habitants d’un quartier du nord de Saint- Pétersbourg d’atteindre les rives d’un lac, pour y construire une dizaine de maisons kitsch regroupées dans un complexe d’habitations nommé “Versailles du Nord”.
Evgueni Prigojine pourrait-il faire à l’échelle de la Russie tout entière ce qu’il a fait à Saint-Pétersbourg ? Son omniprésence subite annonce-t- elle une volonté de peser sur la vie publique du pays ? Et surtout : l’ami de Poutine pourrait-il se transformer en ennemi ? Les hommes de Wagner ont créé plusieurs “milices régionales” sur le territoire russe. Un gouverneur, Roman Starovoit, chef de la région de Koursk, a même participé à une semaine d’entraînement au sein de la société privée, se refusant toutefois à y signer un contrat.
Des rumeurs persistantes prêtent aussi à Prigojine le projet de créer son propre mouvement politique. Lui, pour ce que ça vaut, se défend catégoriquement de toute ambition en ce sens : “Je n’ai jamais voulu et je ne prévois pas d’occuper un poste gouvernemental. Même si on me le proposait, je pense que je refuserais”, a-t-il récemment écrit dans un post Telegram. En novembre dernier, le média en ligne russophone Meduza décrivait le cuisinier de Poutine, citant des sources au Kremlin, comme la “voix des nationalistes frustrés”, recueillant désormais les faveurs des deux propagandistes populaires les plus radicaux du régime, le présentateur Vladimir Soloviev et la rédactrice en chef de RT, Margarita Simonian. La guerre lui a aussi donné l’occasion de s’attaquer publiquement aux élites, comme le faisait en son temps un certain Alexeï Navalny.
Quasiment tous les généraux placés par le Kremlin à la tête des opérations en Ukraine ont fait l’objet de critiques publiques de sa part, et le ministre Choïgou, premier responsable des échecs de l’armée russe en Ukraine, en prend régulièrement pour son grade. La différence majeure avec l’opposant Navalny étant que Prigojine épargne systématiquement, pour le moment, le président russe. “Ses ambitions politiques dépendent de la force de son lien avec Poutine, analyse Colin Gérard, doctorant à l’Institut français de géopolitique. Les Américains disent qu’il a une ligne directe avec le président russe. Est-ce que Poutine le teste ou le laisse faire ? On va voir si son parti se crée, mais il ne va clairement pas en rester là.” Selon l’expert, au-delà de toute idéologie, ce sont bien ses intérêts personnels qui importent le plus : “Il a dû comprendre qu’il y avait de la place dans le paysage politique russe mais quand il joue la carte du patriote, c’est du business, c’est qu’il y a un créneau à prendre.”
Pour Colin Gérard, la sortie du bois de Prigojine, qui aurait débuté en 2019, correspond surtout à une autre nécessité : “Celle de sa survie. L’État lui a délégué une partie de ses prérogatives, il a récupéré les questions d’influence, du rayonnement militaire à l’étranger. C’est un homme pratique qui fait le sale boulot à la place de l’État, ce qui en fait quelqu’un d’encombrant pour certains services.” Signe que le personnage fait des vagues, les services de renseignement seraient à l’origine de l’apparition, fin décembre, d’une nouvelle société militaire dans le Donbass, Patriot, gérée par… son nouvel ennemi juré, Sergueï Choïgou. Pour se protéger des coups de couteau dans le dos, rien de mieux que d’être toujours sous le feu des projecteurs. Prigojine risque donc de continuer à faire parler de lui.
L’homme d’affaires est le roi de Saint-Pétersbourg. Il est notamment à l’origine de la privatisation illégale d’une rue qui permettait aux habitants d’un quartier du nord de la ville d’atteindre les rives d’un lac.”
Retour au Wagner Center. Devant une maquette du bâtiment, Anastasia Vasilevskaya poursuit la visite et annonce l’ouverture prochaine d’un restaurant et d’un musée sur la guerre. Non loin, sur la seule machine à café de l’immeuble, une télévision diffuse en boucle des images des films produits pour le cinéma par Wagner, dans lesquels les mercenaires apparaissent en sauveurs des peuples ukrainiens, centrafricains ou syriens. Si officiellement, le lieu ne sert pas de point de recrutement pour les paramilitaires du groupe, nul doute qu’un mot laissé à l’accueil ne resterait pas sans réponse. Mais l’attachée de presse s’agace soudainement : “Vous les avez vus, les jeunes d’aujourd’hui ? Ils ne connaissent pas l’histoire de notre pays, ils pensent que le patriotisme, c’est du nationalisme ou du nazisme. Il faut les éduquer dès le plus jeune âge.” Depuis quelques semaines, la rumeur court : une nouvelle mobilisation pourrait avoir lieu, appelant 500.000 nouveaux hommes sous les drapeaux et sous les bombes. En attendant, Evgueni Prigojine continue sa tournée des prisons.
Cet article est issu du magazine Society, n° 197 p.34. Paru le jeudi 19 janvier 2023.