Sea Shepherd : Comment l’ONG de défense des océans se déchire
L’ONG de défense des océans, Sea Shepherd, se déchire sur fond de rancœurs personnelles, d’argent et de stratégies militantes. Restée aux côtés du fondateur Paul Watson, la branche française pourrait perdre le droit d’utiliser le célèbre logo.
Le 18 avril, la justice tranchera un drôle de débat : l’antenne française de Sea Shepherd, le mouvement de défense des mers fondé par Paul Watson en 1977, a-t-elle encore le droit d’utiliser le nom de l’ONG et son célèbre logo ? L’enjeu est de taille : le Jolly Roger, pavillon des pirates à tête de mort, le crâne orné d’un dauphin et d’une baleine, sous lequel se croisent un trident et un bâton de berger, a contribué à la popularité de l’association, connue pour ses actions « coups de poing » en mer.

Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France
La crainte d’une perte d’identité
« Notre dossier est solide, notamment sur le nom que nous avons déclaré en 2006, veut croire sa présidente française, Lamya Essemlali. Mais pour le logo, ils nous attaquent sur le droit d’auteur. » Ils ? Sea Shepherd Global (SSG), une structure créée en 2013 pour coordonner les actions du mouvement en dehors des États-Unis.
« À l’époque, Paul Watson travaillait dans un climat de confiance et n’imaginait pas qu’un jour certains voudraient s’approprier ce qu’il a créé, explique Lamya Essemlali. Il n’a pas posé tous les garde-fous. » Le risque de perdre l’usage du drapeau est bien réel, et avec lui, la crainte de voir une partie de l’identité, et peut-être des dons, s’envoler. « Comment en est-on arrivé là ? » s’interroge Élodie Pouet, 36 ans, membre depuis 2016. Explications.
Capitaine, mon capitaine
« Le problème Watson ». Au fil des années, c’est ainsi qu’a été désigné Paul Watson au sein de la branche américaine, la Sea Shepherd Conservation Society (SSCS). En cause ? Son côté « électron libre » et son goût pour l’action directe. Pour le capitaine, comme un air de déjà-vu… En 1977, Greenpeace s’en était séparé pour les mêmes raisons. « Ils se contentaient de prendre des photos et de poser des banderoles quand il fallait agir, raille Paul Watson. L’histoire recommence. »
Pour beaucoup, le désamour entre le Canadien et l’entité américaine, qu’il a pourtant fondée, naît en 2010 quand l’Ady Gil, un bateau en mission pour l’ONG dans les mers australes, sombre après un choc contre un baleinier japonais. Arrêté, son capitaine Peter Bethune assure que Paul Watson lui a demandé de couler sa propre embarcation, ce que ce dernier dément.
Près de quinze ans plus tard, Bethune et Ady Gil, le propriétaire du bateau du même nom, ont la rancœur tenace. Watson est un « égoïste narcissique », assure le premier. « Un menteur pathologique », tance le second. Qu’importe : l’affaire est l’une des raisons qui vaut au Canadien d’être l’objet d’une notice rouge d’Interpol ; il est menacé d’extradition au Japon. En interne, ses détracteurs estiment que ces poursuites judiciaires empêchent la structure américaine d’obtenir des contrats d’assurance.
Je t’aime, moi non plus
Aux États-Unis, l’apparition d’un généreux donateur précipite le divorce. Pritam Singh, ancien hippie devenu magnat de l’immobilier, encourage l’ONG à privilégier la science. « Ils veulent être moins controversés et travailler main dans la main avec les gouvernements et les entreprises, rapporte Paul Watson. Mais l’ADN de Sea Shepherd, c’est l’agressivité non violente ! » Watson refuse. Pritam Singh lui rétorque qu’il n’est qu’un employé. Las, le capitaine à la barbe blanche prend le large l’été dernier, avant d’être débarqué de SSG en septembre.
Membre du conseil d’administration de SSG et fidèle au Canadien, Lamya Essemlali interroge alors ses membres sur les actions contre la pêche illégale menées en Afrique en partenariat avec des États, dont la Tanzanie et le Liberia, largement financées par la structure française. « J’ai voulu savoir combien de bateaux avaient été saisis ainsi que le montant des amendes, raconte-t-elle. Pour toute réponse, j’ai été à mon tour remerciée. »
Un air de famille
Pour Lamya Essemlali et Paul Watson, la trahison a trois visages : ceux d’Alex Cornelissen, de Peter Hammarstedt et Jeff Hansen, membres du conseil d’administration de SSG. « Nous sommes de la même génération Sea Shepherd, raconte la Française. Sans Paul, nous ne serions jamais arrivés là. Mais aujourd’hui, ses frères d’armes le jettent par-dessus bord pour préserver leurs propres intérêts. Quelle ingratitude ! » Un besoin psychanalytique de tuer le père ? Des questions d’ego ? D’argent ? Selon Lamya Essemlali, Alex Cornelissen lui aurait dit avoir « trop à perdre » à poursuivre les coups d’éclat qui ont rendu l’ONG célèbre. Parmi ses donateurs, SSG compte en effet la loterie néerlandaise et l’assureur Allianz, quand la branche française, elle, vit essentiellement des dons des particuliers.
Partenaire particulier
Pour défendre l’éthique originelle de l’ONG, Lamya Essemlali crée en décembre Sea Shepherd Origins, soutenue par les entités installées en Grande-Bretagne, au Brésil, en Hongrie et en Nouvelle-Calédonie. Et coupe tout financement à SSG.
« Ce soi-disant mouvement prétend être l’original, s’insurgent les avocats de SSG. Mais ils utilisent le logo sans notre permission et cela crée une confusion notamment pour les donateurs potentiels. » Eux veulent pour preuve de l’honnêteté de leur démarche juridique le fait de ne demander que 1 euro de dommages et intérêts à la structure française. « Toute cette histoire dessert la cause, observe Alexis*, embarqué sur une campagne de Global cet été en Méditerranée. Les donateurs ne savent plus à qui profite leur argent et ils risquent d’aller vers d’autres associations. »
5 millions d’euros de budget en 2023
Avec ses 20 000 donateurs, ses 350 bénévoles et ses 5 millions d’euros de budget cette année – un record –, la branche française a le vent en poupe. D’autant que le Conseil d’État vient de lui donner raison en demandant la restriction des zones de pêche dans le golfe de Gascogne pour limiter les captures accidentelles de dauphins.
Les pêcheurs, déjà en difficulté avec la hausse du prix du gazole et un durcissement à venir des conditions de leur activité dans les aires marines protégées, ont vu rouge. Ces derniers jours, ils ont débarqué à deux reprises dans le jardin breton de Lamya Essemlali. Et des violences ont éclaté ici et là entre pêcheurs et militants.
Si demain, on doit s’appeler différemment, nos campagnes resteront les mêmes.” – Lamya Essemlali, présidente de Sea Shepherd France
Dans ce contexte tendu, perdre le logo – voire le nom – pourrait fragiliser Sea Shepherd France. « Si demain, on doit s’appeler différemment, nos campagnes resteront les mêmes, assure sa présidente. Mais nous voulons mener cette bataille jusqu’au bout. »
Paul Watson, lui, trace sa route. À 72 ans, il a créé une fondation à son nom et repartira en mer en juin pour lutter contre les baleiniers islandais et les massacres de dauphins aux îles Féroé. « C’est très motivant de tout reconstruire, assure le vieux loup de mer. Si tu vis dans un palais et que des rats l’envahissent, tu passes ton temps à essayer de t’en débarrasser. Mais quand tu vis dans un tipi, tu les laisses aller et venir et tu te consacres à ce qui compte vraiment. »