Selon l’écrivain Mikhaïl Chichkine : “L’empire russe va se désintégrer, et l’après-Poutine sera violent”
Pour le grand écrivain russe, opposant au régime, “une guerre civile dure depuis plus de deux siècles” en Russie. Optimiste pour l’Ukraine, il se montre très pessimiste quant à l’avenir démocratique de son pays.

“Quand, dans son propre pays, Vladimir Poutine [ici, lors du défilé militaire du 9 mai 2023, à Moscou] raconte des contre-vérités, tout le monde sait qu’il ment, et lui-même sait que tout le monde le sait, mais ses électeurs acceptent ses fabulations”, regrette Mikhaïl Chichkine. (Photo by The Kremlin Moscow)
Victime du stalinisme, son grand-père a été déporté par le régime soviétique dans un chantier de construction ferroviaire, où il est mort. Sous-marinier, son père a été un héros de la Grande Guerre patriotique. Romancier récompensé par les plus prestigieux prix littéraires russes (prix Booker russe, prix Bolchaïa Kniga), Mikhaïl Chichkine a, lui, refusé, en 2013, de représenter son pays lors d’une grande foire internationale du livre, avant de dénoncer virulemment l’annexion de la Crimée.
Les éditions Noir sur blanc publient La Paix ou la Guerre*, recueil de textes d’une puissance rare, initialement paru en allemand en 2019, et dans lequel l’écrivain de 62 ans, qui vit en Suisse, raconte, à destination des lecteurs occidentaux, les fondements de la guerre actuelle. Pourquoi tant d’incompréhension entre l’Occident et la Russie depuis des siècles, au point d’avoir chez nous fantasmé une supposée “âme russe”? Pourquoi ces rendez-vous manqués avec la démocratie ? Dans un grand entretien accordé à L’Express, Mikhaïl Chichkine analyse la culture du mensonge qui règne selon lui dans son pays, explique comment Poutine s’est imposé en nouveau “tsar” et craint un avenir très sombre en Russie le jour où ce dernier quittera le Kremlin “d’une façon ou d’une autre”…
L’Express : Pour comprendre la Russie, il faut selon vous d’abord réaliser à quel point le mensonge est prédominant dans l’histoire et la société russe. “La ‘vérité russe’ est un mensonge sans fin”, écrivez-vous. Vraiment ?
Mikhaïl Chichkine : Le mensonge est, dans l’histoire russe, la seule façon de survivre. Dans ma jeunesse, sous le régime communiste, le mensonge était omniprésent. L’Etat dupait les citoyens, et les citoyens dupaient l’Etat. Le pouvoir redoutait son propre peuple, ce qui le conduisait à mentir. La population participait à ce mensonge, car elle-même redoutait le pouvoir. Des affiches proclamaient à la population que l’URSS était “le rempart de la paix” et, pendant ce temps, les chars soviétiques intervenaient aux quatre coins du monde. C’est pour cela que Soljenitsyne, quand il a voulu détruire le régime, a publié un célèbre appel à “ne pas vivre dans le mensonge”.
Aujourd’hui, Poutine, les gens autour de lui, mais aussi les simples citoyens, prolongent ce cercle vicieux des mensonges. A l’Ouest, les gens ne comprennent pas comment un dirigeant peut mentir à ses propres citoyens de façon si éhontée, assurant par exemple, en 2014, qu’il n’y avait pas de soldats russes en Crimée. Mais, pour les Russes, c’est tout à fait compréhensible. De leur point de vue, tromper l’ennemi n’est pas un péché, mais une authentique vertu militaire. Et quand, dans son propre pays, Poutine raconte des contre-vérités, tout le monde sait qu’il ment, et lui-même sait que tout le monde le sait, mais ses électeurs acceptent ses fabulations.
Dans un monde démocratique, les mots ont leur importance. En Europe, la Réforme protestante a engendré une mutation fondamentale : ce qui est dit doit être pris au sérieux et considéré comme contraignant. C’est la confiance dans la parole. Si un politicien en Occident ment de façon manifeste, il perdra les élections la fois suivante. Chez vous, être convaincu de mensonge peut vous coûter votre carrière. Peut-on imaginer que le président américain ou le chancelier allemand envoient des troupes effectuer une intervention armée, avant de nier la présence de leurs soldats sur place ? Leur électorat ne leur pardonnerait pas. Mais en Russie, un dirigeant doit mentir.
Selon vous, rien n’a fondamentalement changé en matière d’organisation politique depuis que les territoires russes ont été sous domination de la Horde d’or mongole, au XIIIᵉ siècle…
Regardez le système politique de la Russie contemporaine. C’est exactement le même qu’il y a mille ans, avec un fonctionnement pyramidal ! Sous l’Empire mongol, le khan considérait les pays et les peuples asservis comme sa propriété. La Loi fondamentale était la loi du plus fort, celle de la violence et du pouvoir. Ensuite, il y a eu le tsar qui dominait un peuple de serfs n’ayant aucun droit. Mais, dans la Russie actuelle, il est toujours impossible d’avoir une propriété privée garantie, notion fondamentale dans les sociétés occidentales. Vous ne pouvez posséder quelque chose que si vous êtes loyal au pouvoir. On a vu ce qui est arrivé à des oligarques comme Mikhaïl Khodorkovski : un jour vous avez tout, le lendemain vous êtes en prison. Il n’y a pas de système de droit solide ni d’indépendance de la justice. Tout appartient au plus fort. Il n’y a que des loyautés personnelles menant au cercle des amis de Poutine, et à Poutine lui-même. Dans ce système, la meilleure stratégie de survie est de rester silencieux. Pouchkine l’a génialement formulé dans la dernière phrase de sa tragédie Boris Godounov : “Le peuple reste silencieux.”
Hélas, toutes les tentatives pour détruire ce fonctionnement pyramidal ont échoué. Vous savez, nous avons en Russie une guerre civile qui dure depuis plus de deux siècles. Au XVIIIᵉ siècle, des gens venus de l’Occident sont arrivés en Russie, parce que Pierre le Grand avait ouvert son royaume. Il l’a fait non pas pour adapter son pays à la culture occidentale et “l’européaniser”, mais parce qu’il voulait moderniser son armée en prévision des guerres contre l’Occident et faire usage des technologies militaires occidentales les plus modernes. Comme un peuple de serfs n’était pas capable d’innover, Pierre le Grand a ainsi fait appel à des travailleurs immigrés. Et ces hommes ont apporté avec eux des idées jusqu’alors inconnues en Russie : liberté, république, parlement, droits humains, dignité personnelle… Une partie des Russes convertis à ces idées se sont mis à rêver d’un ordre social démocratique. La première tentative de révolution a été le soulèvement des décembristes, en 1825.
Depuis ce temps, deux nations se partagent un même territoire en Russie. Elles sont russes, l’une comme l’autre, et parlent la même langue, mais, mentalement, elles s’opposent complètement. La minorité, celle des “Européens russes”, dont je fais partie, est farcie de culture européenne, d’idées de liberté et de la conviction que la Russie appartient à la civilisation humaine générale. Pour elle, toute l’histoire russe n’est qu’un cloaque sanglant d’où il faut extirper le pays pour le conduire vers un ordre social libéral européen. Mais l’autre partie, majoritaire, a conservé une conception traditionnelle du monde qui n’a pas évolué depuis des siècles : nous serions une île sainte entourée d’un océan d’ennemis, et seul le tsar qui réside au Kremlin est capable de nous sauver et de préserver l’ordre en Russie d’une main de fer. Par deux fois, dans cette guerre civile, nous avons cru à une victoire des idées démocratiques : en février 1917, quand la révolution prétendit faire de la Russie le pays le plus démocratique du monde, abolissant tous les privilèges de classe, donnant le droit de vote aux femmes, garantissant la liberté de pensée et de religion. Puis, dans les années 1990, après l’effondrement de l’empire soviétique. Mais nous avons perdu !
Pourquoi ?
Parce que, pour la majorité des Russes, ces années 1990 n’ont représenté que le chaos et l’anarchie. La dictature a pu être rétablie du fait de la demande d’ordre provenant de la population. Et, pour de nombreux Russes, cet ordre ne peut que passer par un régime autoritaire. En 1991, après le putsch raté contre Gorbatchev, j’étais pourtant plein d’espoir. J’ai cru que, finalement, nous allions devenir une république libre et démocratique. Mais nous n’avons eu aucune déstalinisation, aucun “procès de Nuremberg” contre les dignitaires du Parti communiste. Imaginez-vous qu’en 1945, afin de dénazifier l’Allemagne, on ait pu mettre aux commandes des anciens responsables du parti nazi ou de la Gestapo ? Bien sûr que non. Pourtant, c’est ce qui s’est passé dans la Russie des années 1990. Pour construire une société démocratique, on a fait appel à d’anciens responsables du Parti communiste, à des fonctionnaires du régime soviétique et à des gens du KGB. Cela ne pouvait qu’échouer.
Boris Eltsine a alors compris que les Russes réclamaient un pouvoir fort pour rétablir l’ordre. Il a voulu être un nouveau tsar. Mais la seule façon de se légitimer en tant que tsar ne passe pas par une élection, mais par des victoires militaires. Staline pouvait tuer des millions de Russes, car il avait mené le pays à la victoire durant la Seconde Guerre mondiale. Gorbatchev, lui, était populaire en Occident, mais méprisé chez nous, car perçu comme un dirigeant faible ayant perdu la guerre d’Afghanistan et la guerre froide contre l’Occident. Eltsine a ainsi voulu montrer son autorité avec la première guerre de Tchétchénie, en 1994. Son ministre de la Défense, Pavel Gratchev, lui avait même promis de faire tomber Grozny en moins de deux heures. Mais ce fut une déculottée pour la Russie. En conséquence, Eltsine est devenu très impopulaire.
Le tsar suivant ne pouvait que légitimer son pouvoir par une victoire. Poutine avait besoin d’une guerre dès son arrivée au Kremlin. En 1999, une vague d’attentats contre des immeubles a servi de prétexte au déclenchement de la deuxième guerre de Tchétchénie, un véritable génocide. Un an plus tôt, personne ne connaissait Poutine. Mais, après cela, il a fait figure de sauveur de la Russie. Ensuite, en 2014, il a organisé l’annexion de la Crimée, au plus grand bonheur de sa population. Et, en 2022, ses généraux lui ont promis de faire tomber Kiev en trois jours. Mais on sait ce qui s’est passé… Aux yeux des Russes et notamment des patriotes, il passe ainsi de plus en plus pour un perdant.
Comment voyez-vous l’avenir du régime de Poutine ?
Pour moi, il ne fait pas de doute que la guerre se poursuivra tant que Poutine restera au Kremlin. Dès qu’il en sortira – mort, disparu, on ne connaît pas le scénario –, les généraux mettront un terme à la guerre. Ce sera une victoire pour l’Ukraine, et pour tous ceux qui, comme moi, soutiennent l’Ukraine contre le régime de Poutine. Je suis très optimiste pour l’Ukraine. L’aide occidentale permettra de reconstruire ce que l’armée russe a détruit. Et les Ukrainiens bâtiront un grand mur à leur frontière avec la Russie. En revanche, je suis bien plus pessimiste sur ce qui va se passer derrière ce mur…
“En Russie, la saignée humaine affaiblit le pays, mais renforce la dictature”
Vous ne semblez nullement croire à une transition démocratique dans l’après-Poutine…
Kasimir Malevitch, avec toute la prescience que peuvent avoir les artistes, a, avec son carré noir peint en 1915, représenté le futur de son pays. Ensuite, il y a eu la guerre civile et le goulag. La Russie est effectivement devenue un carré noir. L’avenir me semble aussi sombre aujourd’hui. Il y aura à nouveau une lutte pour le pouvoir. La Fédération de Russie, le dernier des grands empires européens multiethniques, va continuer à se désintégrer. Mais je doute que la démocratie puisse s’imposer. Pour cela, il faudrait déjà qu’il y ait un sentiment national de culpabilité suscité par cette guerre en Ukraine. Mais je n’imagine pas que le nouveau tsar russe qui succédera à Poutine s’agenouiller à Kiev, à Kharkiv ou à Marioupol, comme a pu le faire le chancelier Willy Brandt à Varsovie.
Les Russes vont sans doute dire “Oh, nous ne savions pas, nous pensions libérer nos frères ukrainiens des nazis de l’Otan !” S’ils font cela, cela ne pourra que déboucher sur un nouveau Poutine. Qui en Russie va juger les responsables de cette guerre ? Pour que l’Allemagne ait pu passer du nazisme à la démocratie, il a fallu que tout l’appareil d’Etat du nazisme soit détruit, et que des militaires américains jugent les dignitaires du régime. En Russie, de nombreuses personnes sont devenues des criminels de guerre en soutenant ouvertement cette invasion. Qui va les emprisonner ? Qui va organiser des élections libres ?
Une démocratie a besoin d’une masse critique de citoyens qui savent comment elle fonctionne, et ce qu’est un Etat de droit. J’étais à Moscou, en 2011, lors de la révolution dite “blanche” ou “des neiges”. Voir dans la rue cette autre Russie, une Russie démocratique, a été une expérience incroyable. J’ai vu des centaines de milliers de gens, jeunes et magnifiques, qui ne voulaient pas vivre dans une dictature, mais comme en France ou en Suisse. Nous avons manifesté pacifiquement. Mais une protestation pacifique n’a aucune chance contre la violence et la répression d’un régime autoritaire. Qu’est-il arrivé depuis ? Ces jeunes Russes ont émigré.
Alors que le régime soviétique emprisonnait sa population derrière des barbelés, vous soulignez que celui de Poutine est, au contraire, ravi de laisser partir ceux qui s’opposent à son pouvoir…
L’Union soviétique de ma jeunesse était une prison. Nous étions les esclaves d’un empire, et l’empire avait besoin de nous. Mais le régime criminel actuel repose sur la vente de pétrole et de gaz à l’étranger. La population ne lui sert à rien. L’ancien président Dmitri Medvedev l’a dit de façon claire : “Si vous n’êtes pas heureux avec nous, partez !” Les frontières sont toujours ouvertes. Au cours des années Poutine, des millions d’individus ont ainsi quitté la Russie. Cela suffirait pour peupler un autre pays ! Il s’agit pour l’essentiel d’individus qui ont fait des études supérieures. Le régime ne dépouille pas seulement la Russie des richesses de son sous-sol, mais avant tout de son capital humain, qui constitue pourtant l’investissement majeur dans l’avenir. Cette saignée humaine affaiblit le pays, mais elle renforce la dictature. Car ces gens qui partent représentent hélas la masse critique nécessaire pour une démocratie.
Le déclin démographique de la Russie s’accélère-t-il ? Vous racontez que, à la fin du XIXᵉ siècle, Dmitri Mendeleïev, un célèbre chimiste qui s’intéressait également à la démographie, prévoyait qu’en 1950 la population de l’empire russe atteindrait de 450 à 500 millions d’habitants. En réalité, ils n’ont été que 180 millions, car Mendeleïev n’avait pas pris en compte l’histoire sanglante à venir…
Aujourd’hui, l’espèce humaine est plus que jamais en voie de disparition en Russie. Officiellement, il reste un peu plus 140 millions d’habitants. Mais peut-on croire ces chiffres ? Une femme travaillant dans un bureau de déclaration des naissances avait, il y a quelques années, écrit un article pour dire qu’en réalité la population russe était bien moindre. Depuis, elle a disparu. Personne ne sait réellement où nous en sommes. Ce qui est certain, c’est que l’élite russe – des ingénieurs, des scientifiques, des informaticiens, des hommes d’affaires, des artistes – a quitté massivement le pays. Car, désormais, si vous voulez survivre, vous devez fredonner des chansons patriotiques, rester silencieux ou émigrer.
Ce qui s’est passé dans le Donbass à partir de 2014, dans les “républiques” autoproclamées de Louhansk et de Donetsk, préfigure peut-être l’avenir du pays. En l’absence de pouvoir étatique, il ne restait plus que le règne de la kalachnikov et de la violence. Des groupes mafieux régionaux se sont battus pour le pouvoir et ont imposé un ordre criminel. La même chose risque d’arriver dans toute la Russie dans le cas d’une lutte de pouvoir entre clans rivaux dans l’après-Poutine, avec une bataille criminelle pour le contrôle des hydrocarbures, des biens, des usines.
Vous dites que l’effondrement de la Fédération de Russie est inéluctable. Pourquoi ?
La Sibérie appartient déjà, de facto, à la Chine. Des millions d’hectares sont loués à des entreprises chinoises pour quatre-vingt-dix-neuf ans. Des parties entières d’une ville comme Irkoutsk, sur le lac Baïkal, sont possédées par les Chinois. Dans les écoles de Sibérie, les enfants apprennent le chinois. Du fait de la politique de l’enfant unique, il y a bien plus d’hommes que de femmes en Chine. La Sibérie est un débouché pour cet excédent.
“Une majorité russe vit mentalement au Moyen Age”
Dans l’après-Poutine, la Tchétchénie et les autres républiques du nord du Caucase feront sécession. Puis viendra le tour du Tatarstan, de la Bachkirie ou de Sakha.
Vous êtes décidément très pessimiste pour votre pays…
Cela fait mal de voir à quel point des personnes peuvent souffrir en Russie. Mais, quand je constate que ces personnes soutiennent Poutine et la guerre en Ukraine, je perds toute compassion. Il y a un an, les Occidentaux ne pouvaient pas comprendre pourquoi les Russes ne manifestaient pas en masse dans les rues pour protester contre cette invasion. Seule une poignée l’a fait. Où sont-ils aujourd’hui ? En prison. On a donc affirmé que les Russes avaient peur, qu’ils étaient trop effrayés pour s’exprimer, que c’était la même stratégie de survie que sous la dictature soviétique. Mais, ensuite, en septembre dernier, quand Poutine a annoncé la mobilisation, des centaines de milliers d’hommes sont allés, obéissants, au front pour tuer des Ukrainiens et pour se faire tuer. De toute évidence, cela n’avait plus rien à voir avec de la survie.
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Comment expliquer que les Russes soutiennent majoritairement cette guerre ? Je peux prendre l’exemple de mon père. Il avait 18 ans quand il est allé se battre durant la Seconde Guerre mondiale pour défendre sa patrie bien-aimée contre l’Allemagne nazie. Mais, en réalité, il a défendu le régime stalinien, qui avait pourtant tué son propre père en le déportant au goulag. Jusqu’à sa mort, dans les années 1990, mon père était persuadé que lui et ses camarades étaient des héros, parce qu’ils avaient libéré l’Europe de l’Est du fascisme. Il était pour lui impossible de comprendre qu’il n’avait fait qu’apporter un autre type de totalitarisme. Mais, à ses yeux, les Russes ne pouvaient eux-mêmes être des fascistes. C’était impensable.
On en revient à ce fossé civilisationnel entre deux Russies. Une minorité a voyagé, lu, surfé sur Internet, et se sent appartenir à la civilisation humaine du XXIᵉ siècle. Ce qui signifie que j’ai la responsabilité de décider de ce qui est bon ou mal. Si mon pays fait le mal, je dois m’opposer à lui. Mais une majorité russe vit mentalement au Moyen Age, s’identifie à une tribu entourée d’ennemis. Aujourd’hui, cette majorité soutient la guerre en Ukraine au nom de la défense de la culture russe que l’Occident voudrait éradiquer. Comment expliquer à ces gens que, en réalité, ce sont eux les fascistes ? Ils ne vous croiront pas. Ils préféreront faire confiance à la télévision russe, qui les présente comme des héros défendant leur patrie. Hélas, la Russie doit passer par une humiliation et une défaite militaire en Ukraine pour que ces personnes puissent se dire : “Peut-être avions-nous tort ?” Seule une défaite totale du régime Poutine peut aider en cela.
Emmanuel Macron a pourtant déclaré qu’il ne fallait pas “humilier” la Russie…
Macron et d’autres politiciens en Europe doivent comprendre qu’il faut corriger les erreurs commises par les Occidentaux dans les années 1990 et 2000. Ce n’est que grâce aux démocraties occidentales que ce régime criminel a pu s’établir. Dans les années 1990, les Russes étaient ouverts à la démocratie. Ils n’avaient aucune idée de ce que cela représentait, mais ils voyaient des films américains et un niveau de vie bien supérieur au leur. Pour eux, c’était un package avec des grosses voitures américaines, des McDonald’s et des élections libres. L’Occident aurait pu aider cette jeune démocratie en montrant l’exemple, ce qu’est un Etat de droit.
Mais les démocraties occidentales ont préféré accueillir l’argent sale venant de Russie. J’ai travaillé en tant qu’interprète, j’ai vu comment la machine à blanchir l’argent criminel a fonctionné partout, en Suisse, à Londres, en France… Tout le monde savait que c’était de l’argent criminel. Résultat : on a démontré aux Russes que si vous avez énormément d’argent, il n’y a plus de loi qui vaille. Mes concitoyens se sont alors dit : “Ah, c’est ça, la démocratie !” Le régime criminel a ainsi pu se développer à Moscou.
Aujourd’hui, les dirigeants occidentaux doivent corriger cela. En livrant toutes les armes possibles, il faut qu’ils aident les Ukrainiens à détruire le régime de Poutine qu’ils ont longtemps aidé, à l’image de Gerhard Schröder. Macron ne doit pas penser à l’humiliation de la Russie, il doit bien plus songer à comment les démocraties occidentales ont humilié leurs propres valeurs en soutenant Poutine et son establishment.
* La Paix ou la Guerre. Réflexions sur le “monde russe”, par Mikhaïl Chichkine (trad. de l’allemand par Odile Demange, éd. Noir sur blanc, 204 p., 21,50 €).