“Stop au lacrymal sur les quartiers populaires” : Brigitte Smadja, figure incontournable de la littérature jeunesse, contre le multiculturalisme de l’Education nationale
Voilà quelques jours, mourait Brigitte Smadja autrice jeunesse à très large succès à l’École des Loisirs. Esprit libre, prof de lettres charismatique, elle n’a jamais cessé de parcourir les écoles des quartiers populaires et à chaque fois elle revenait consternée par le multiculturalisme exalté par l’institution et en même temps convaincue qu’il y a un large chemin pour se sortir de la jungle des minorités.
Parce que Brigitte Smadja, qui est née en Tunisie et a grandi à Sarcelles et à la Goutte d’or, s’est toujours refusée à porter un regard “lacrymal” sur ces quartiers dits de relégation. Ce mot très juste est celui du géographe Christophe Guilluy dans son dernier livre Les dépossédés (Flammarion). Guilluy expliquait ceci dans un entretien accordé au Point en 2021: “Le seul moyen d’apaiser les choses, c’est de renouer avec les attentes de la majorité qui ne demande qu’à vivre de son travail, préserver l’État providence, disposer de services publics, conserver son mode de vie, bénéficier d’un modèle qui permet de vivre au pays.”

Le 15 février est morte Brigitte Smadja, figure incontournable de la littérature jeunesse, elle dénonçait le multiculturalisme à l’œuvre dans les milieux de l’éducation nationale.
Ses romans parlent d’amour, d’amitié, de justice, de différences, de racisme, etc. Ils sont à l’occasion partiellement autobiographiques, comme dans Quand papa était mort ou Ne touchez pas aux idoles. Elle est l’auteur d’une trentaine de romans pour l’École des loisirs, maison d’édition où elle a créé et dirige la collection Théâtre. Elle écrit également des romans pour adultes publiés chez Actes Sud.
L’une des particularités de son écriture est que les personnages de ses différents romans s’entrecroisent, un personnage très mineur d’un roman pouvant être le personnage principal d’un autre, sans que les histoires ne soient forcément reliées ; cela est d’ailleurs le cas dans des romans s’adressant à des publics différents, les différents livres de Brigitte Smadja étant destinés aux lecteurs du début du primaire à la fin du secondaire. Elle a obtenu de nombreux prix, parmi lesquels le prix de l’Été du livre à Metz, le prix de la Ville de Lagarde, celui de la ville de Martinon, ou encore celui du Meilleur livre pour la jeunesse de Haute-Loire.
L’exemple de Saïd, le collégien
Exactement ce que Brigitte Smadja faisait comprendre dans son best-seller Il faut sauver Saïd (2003, L’École des Loisirs). Saïd le collégien qui vit dans l’exception totalement banale du collège de ZEP assiégé par le bruit où chacun devient sourd à l’autre: “Le collège Camille-Claudel, c’est comme chez moi. La télé est toujours allumée, des voix murmurent ou crient, et c’est toujours un film de guerre.”
Le seul prof qui parvient à forcer l’écoute, c’est Monsieur Théophile, le prof d’histoire: “Il nous a fait construire une frise avec des dates qu’on doit apprendre par cœur. Il a eu cette idée quand Mohammed a dit que le Christ était né en même temps que Louis XIV. À tous ces cours, pendant quelques minutes, on s’entraîne. Se repérer dans l’espace et le temps, c’est son truc à M. Théophile et même ceux qui n’apprennent rien chez eux finissent par savoir. /…/ Il nous corrige et il nous oblige à bien écrire. En trois heures par semaine, j’apprends plus avec lui qu’avec tous mes autres profs.”
“Quand je parle du temps des gens ordinaires, précise Guilluy c’est une invitation à s’inscrire dans une logique démocratique, donc majoritaire. Ce qui rend possible la cancel culture, c’est au contraire l’inexistence d’une majorité. Sans majorité culturelle, la nature ayant horreur du vide, toutes les minorités deviennent légitimes à faire exister leur vision culturelle du monde…” Le Saïd de Brigitte Smadja qui doit compter avec son frère Abdelkrim le dealer et baisser la tête quand sa sœur n’a pas le droit de sortir avec Kevin, voudrait bien intégrer la “majorité culturelle”: “– On n’est pas français, nous? dit-il. Je suis né en France, et toi aussi et Samira et Mounir. Qu’est-ce que je suis si je ne suis pas français? Pourquoi Samira, elle n’aurait pas le droit d’aimer Kevin si elle veut? – Tu seras jamais Français! a crié Abdelkrim, jamais!”
Une utopie comme antidote à la realpolitik
C’est par le beau. Le beau simple, le bien commun, que Saïd a une chance d’être sauvé. La chance, c’est d’être allé une fois au musée à Paris avec Monsieur Théophile. “Dans une salle, un petit tableau représentait des fleurs blanches sur un fond noir. Combien de temps je suis resté devant ses fleurs? Je ne me souviens pas, mais plus je les regardais, plus j’étais heureux dans un monde sans mots, sans sons, comme Mounir quand il fait ses puzzles, qu’il rassemble un à un tous les morceaux pour construire ses paysages. C’est M. Théophile qui m’a retrouvé, planté devant le tableau. – Ça te plaît, Saïd?”
Un déclic mais pas pour faire de Saïd l’exception qui confirme la règle des quartiers en dérive. Pas pour exhiber le prodige médiatique qui va faire se pâmer et frissonner les centres-villes. Non: pour conquérir le droit au droit commun. Pour avoir le droit chez soi. Pour pouvoir vivre de son travail. Pour revendiquer ses compétences et la fierté d’aimer, de penser libre, de jouir en individu citoyen du temps qui va.
Ainsi se termine Il faut sauver Saïd sauvé du bruit, des menaces et des rackets. Il a intégré une place dans la société. Il peut regarder les autres droit dans les yeux: “Je resterai dans ce collège parce que c’est mon secteur, parce que même si je travaille bien, je n’ai pas le droit d’aller ailleurs. Je suis sur la terrasse, tout seul, il fait très beau, le ciel est bleu, demain, c’est la rentrée.” Une utopie simple comme antidote à la realpolitik de la jungle des crédos et des origines. Merci Brigitte. Faites lire partout: Il faut sauver Saïd.