« Submersion migratoire » : À Menton comme à Vintimille, c’est l’inquiétude et l’exaspération
Les vagues de migrants qui déferlent depuis 2011 sur les deux localités de la frontière franco-italienne y prennent des allures radicalement différentes.
« Pour le moment, ils ne sont pas vraiment là mais c’est sûr, ils vont arriver ». Assis ce mercredi devant leur résidence cossue du bord de mer de Menton, dans le quartier de Garavan, Martine et André Bechu en sont persuadés. Les milliers de migrants débarqués ces derniers jours à Lampedusa, dans le sud de l’Italie, seront bientôt à leur porte. Et la perspective n’enchante guère les deux septuagénaires lillois qui partagent leur vie entre la capitale nordiste et la « perle de la France », aux allures en effet de petit paradis.
Il y a vingt ans, Lampedusa aussi, c’était un paradis. Et aujourd’hui, les gens ne peuvent même plus aller à la plage! », soutient André, assez remonté, qui songe désormais à vendre son appartement pour quitter la région. « Et on n’est pas les seuls », affirme-t-il.

Certes, depuis 2011 que se fracassent ici, au gré des crises internationales, entre printemps arabe, conflit soudanais et guerres dans la corne de l’Afrique, des vagues incessantes de migrants, la ville a été relativement épargnée. « De temps en temps on en voit passer un et on se dit, “Tiens, il y en a un qui a réussi” », raconte Martine. Car une fois à Menton, les réfugiés en provenance du Sahel ou d’Orient ne s’attardent guère. Ils n’ont qu’une hâte, traverser la ville pour gagner ensuite Nice ou une autre destination qu’ils ont en vue, en France ou dans le reste de l’Europe. Ici, il leur faut raser les murs en profitant de la nuit pour éviter que la police ne les intercepte.
«Notre petite-fille ne sortira plus toute seule »
Mais ces derniers jours, des indices alarmants font craindre le pire au couple de retraités. La veille, à la gare de Menton-Garavan située en surplomb de leur immeuble, ils ont entendu des gradés venus prévenir la dizaine de réservistes de la police nationale chargés de contrôler les trains qu’ils devaient s’attendre, dans les jours prochains, à être « submergés » par les migrants remontés de Lampedusa. Et il y a aussi ces travaux entrepris en catimini par la municipalité pour viabiliser un terrain situé près du poste-frontière de Saint-Ludovic et y installer des « locaux de mise à l’abri » de migrants en instance de refoulement. Les deux retraités imaginent déjà un centre de rétention ouvert à tous les vents.
« Pour notre petite-fille de 16 ans qui aimait bien aller faire un tour le soir avec sa copine dans la vieille ville pour prendre des photos, c’est fini, elle ne sortira plus toute seule », affirment les Lillois. La préfecture a toutefois renoncé entretemps à cet emplacement, projetant maintenant une simple extension des locaux existants au pont Saint-Louis, l’autre poste-frontière de Menton. L’annonce de la réquisition de 50 chambres pour héberger des mineurs non accompagnés dans l’hôtel voisin de chez eux n’a fait que renforcer les craintes de ces résidents, même si la mesure n’est pas encore entrée en vigueur et n’est prévue qu’en dernier recours.
Pour appréhender ce qu’est réellement une ville débordée par la crise migratoire, il suffit de faire quelques kilomètres et passer de l’autre côté de la frontière, à Vintimille. Depuis que les autorités ont démonté le camp d’hébergement à la faveur du Covid, la situation est redevenue ingérable. Livrés à eux-mêmes, les migrants, Soudanais et Érythréens en majorité, avec de plus en plus de mineurs et de familles venus de Guinée et de Côte d’Ivoire ces derniers mois, campent sous l’autopont. On les voit se laver le matin à même la rivière et laisser derrière eux des déchets sur les berges. En ville, ils déambulent entre la gare, point de départ pour la France quand ils ont trouvé un passeur, et les locaux de l’association Caritas, qui leur offre le couvert et, pour les familles, le gîte pour quatre nuits maximum.
« J’ai travaillé toute ma vie et maintenant, le soir, je ne peux même pas aller me promener à la mer, c’est pas juste », proteste Angela, longtemps femme de chambre dans un grand hôtel de Monaco et aujourd’hui retraitée. Dans le quartier où elle vit, proche du lit de la Roya où stationnent les immigrants, elle en croise souvent, parfois alcoolisés. « Ils cassent des bouteilles de verre par terre. Un soir, avec des copines, on se baladait et il y en a un qui nous en a jeté une dessus. L’une d’entre nous lui avait fait une remarque parce qu’il faisait pipi dans la rue », témoigne-t-elle.
Un autre habitant du quartier, qui requiert l’anonymat, trouve que « la ville n’est pas propre. « Ils jettent des habits, la nourriture qu’on leur donne, des pommes, des bananes », observe-t-il. « Je ne suis pas raciste, mais il y en a vraiment beaucoup. À la télé, ils disent qu’ils sont 400 en ville. Je ne sais pas si c’est exact, mais ils sont un peu partout, sur la plage, sous le pont… », ajoute l’homme dans un bon français.
« 10 actions concrètes en 100 jours »
En mai, les habitants, excédés, ont porté à la mairie Flavio di Muro, un proche de Salvini soutenu par une coalition de partis d’extrême droite. En tête de son programme : la question migratoire. « Nous gérerons le phénomène migratoire en synergie avec la région et l’État et nous doterons nos forces de police de nouveaux outils, tels que le Taser, pour faire face à l’illégalité et à la dégradation », promet ainsi l’élu dans un document titré « 10 actions concrètes en 100 jours ». Pour Angela, la femme de chambre qui a voté pour lui, c’est désormais « bien mieux » qu’avant. « Il a commencé à nettoyer les rues », assure-t-elle. « Comme Meloni, il a fait beaucoup de promesses, mais personne n’a la baguette magique », observe l’autre riverain, philosophe.
À quelques encablures, devant les locaux de Caritas, une file de jeunes hommes, patientant pour aller prendre leur déjeuner, commence à s’allonger. Christian Papini, le jovial directeur de l’association, n’en compte pour l’heure qu’une soixantaine. « Normalement, on en a toujours 200, mais peut-être que demain ils seront 500, ou même 800 comme certains jours en 2016 et 2017, on ne peut pas savoir », remarque-t-il.
En quittant Lampedusa, les candidats à l’asile peuvent aussi choisir un autre point de passage que Vintimille, comme Bardonecchia, ou alors Côme, s’ils veulent gagner la Suisse. « C’est comme ça depuis le 11 juin 2015, depuis que vous avez fermé les frontières », constate-t-il. Cette date, il s’en souvient précisément parce que c’est celle de son anniversaire. En ce printemps 2015 déferle en effet une vague venue, depuis les côtes libyennes, du Soudan, d’Érythrée et de Somalie. Même l’épisode de 2011, avec l’afflux de 20 000 ressortissants tunisiens en Italie, n’avait pas eu de telles répercussions à Vintimille. « Cela avait duré moins longtemps car le gouvernement leur avait donné des papiers provisoires pour passer en France », se souvient-il.
Mais en 2015, la France décide de bloquer la frontière à Menton pour s’opposer à ce nouvel afflux. Plusieurs centaines de réfugiés campent alors, face aux compagnies de gendarmerie, sur des rochers battus par les flots, soutenus par des No Borders. On assiste alors à un inédit élan de générosité de la part de la population locale. En général peu impliquée, en dehors de quelques associations qui collectent vêtements, nourriture et produits d’hygiène, elle est émue par les images diffusées à la télévision.
Des pères de famille viennent jouer au ballon avec des réfugiés, profitant de l’occasion pour donner une leçon d’humanité à leurs enfants, et des lycéennes abandonnent leurs révisions du bac pour venir servir aux migrants des gâteaux confectionnés par leurs soins. Quelques mois après cet exceptionnel épisode de solidarité, le blocus de la frontière, avec les attentats de Paris, devient total. Il perdure encore aujourd’hui, huit ans après, et ne fait que se renforcer au fil des vagues de migration. Il implique désormais, au sein d’une « border force », les militaires de l’opération Sentinelle et mobilise même des drones.
47 morts depuis 2015
Pourtant, observe Christian Papini chez Caritas en jetant un oeil sur la file de réfugiés qui patientent devant lui, tous les candidats au passage réussissent, en fin de compte, à rejoindre la France. « Sinon, il y en aurait 4 000 aujourd’hui dans la cour! », s’exclame-t-il. Selon lui, une fois rassemblés les fonds pour payer les passeurs qui leur proposent des itinéraires par l’autoroute, la voie ferrée ou encore le Pas de la mort, un périlleux sentier de randonnée à flanc de falaise, les migrants ne restent guère plus de trois jours à Vintimille, en dehors de ceux qui n’ont pas d’argent ou qui se mettent à boire. Lui aussi constate que la situation a évolué depuis l’élection du nouveau maire.
« Il y a davantage de présence policière, c’est certain, mais qu’est-ce que ça change? Les migrants vont mettre quatre jours à passer au lieu de trois, voilà tout », estime le directeur de Caritas. Le contrôle aux frontières obligerait aussi, selon lui, les exilés à prendre toujours plus de risques. D’après son décompte, 47 ont déjà perdu la vie depuis 2015, renversés par des voitures sur l’autoroute ou électrocutés sur le toit d’un train en tentant le passage vers la France.