Une étude révèle les secrets de la longévité du béton de la Rome antique

Il résiste au passage des ans, aux attaques de l’eau de mer, peut s’autoréparer et pourrait nous aider à sauvegarder l’environnement, y compris en émettant moins de gaz carbonique. Des scientifiques ont étudié ce béton deux fois millénaire.

L’empreinte carbone du béton est colossale. Chaque année, nous en utiliserions 30 milliards de tonnes, ce qui en fait le roc le plus abondant de l’anthropocène – l’âge de l’humanité – qui, avec la pollution plastique, permettra aux archéologues d’un lointain futur d’identifier les traces de notre civilisation. Mais le béton ne va pas seulement encombrer les couches géologiques : on estime aussi que la production annuelle des 4 milliards de tonnes de ciment, son ingrédient de base, représenterait 8% des émissions mondiales de CO2 : pour fabriquer chaque tonne de ciment, nous envoyons plus de 600 kilos de dioxyde de carbone dans l’atmosphère. Le béton, c’est aussi des tonnes de déchets trop peu recyclés qui, eux aussi, ont un impact sur l’environnement.

Le dôme du Panthéon à Rome, plus de 4.500 tonnes de béton datant de près de 2.000 ans.

Autant de raisons pour développer de nouvelles technologies permettant de réduire la pollution d’un matériau que le monde ne semble pas encore prêt à remplacer. Nouvelles ? Pas forcément. Regarder vers un lointain passé pourrait bien nous fournir des recettes pour un meilleur béton, plus résistant et plus durable… donc pour réduire son impact sur l’environnement. Des leçons à prendre chez les grands bâtisseurs qu’étaient les anciens Romains ?  Une étude nous explique quelques-uns des secrets des monuments de béton qui ont affronté deux millénaires.”

C’est quoi le béton, au juste ?

Le béton, rappelons-le, est un mélange. Le produit manufacturé de base est le ciment, qui à partir de calcaire, de sable, d’argile et de nombreux autres ingrédients va combiner à haute température un mélange savamment dosé de calcium, silice, aluminium, fer… Des carrières à l’usine, les rocs sont réduits en poudre, mélangés et chauffés à près de 1.500 degrés. La poudre qui en résulte est à son tour mélangée – généralement à de la poudre de gypse et de calcaire – et on finit par obtenir du ciment. Transformer le ciment en béton est un processus simple, que nombre de bricoleurs connaissent bien : on ajoute du ciment à du sable, des graviers et de l’eau. Le ciment est également utilisé pour les mortiers, ces « colles » qui nous aident à faire les jointures entre les pierres et les briques. Mais c’est le béton, beaucoup plus que le ciment, que l’on voit et utilise partout.

Contrairement à ce que sa réputation de solidité pourrait laisser croire, la longévité du béton contemporain n’est pas énorme : une petite centaine d’années avant que ne se corrodent les armatures métalliques qui renforcent nombre de ses constructions – une innovation du XIXe siècle – et le fragilisent jusqu’au point où il faille le remplacer. Même sans métal, il peut aussi être victime de fissures dues aux éléments, à l’eau de mer, au gaz carbonique de l’air et à des processus de dégradation variés. Enfin, l’urbanisme galopant favorise les destructions et reconstructions.

Les déchets de béton sont un problème environnemental dont on ne parle pas assez, qu’ils fassent partie des « chutes » lors de la construction – qui pourraient aller jusqu’à 30 % des matériaux amenés jusqu’au chantier – ou de démolitions ultérieures. En 2011, une étude estimait que plus de 450 millions de tonnes de déchets de construction et de démolition (béton compris) étaient produites chaque année, dont 75 % finissaient dans des décharges. Bien sûr, on a appris à recycler le béton, surtout dans les pays les plus développés, où il finit souvent dans les routes, mais c’est loin d’être le cas partout dans le monde.

Les Romains n’ont pas inventé le béton mais, de la République à l’Empire, ce sont eux qui l’ont le plus utilisé dans l’Antiquité. Leur recette, baptisée opus caementicium – un nom dans lequel on retrouve l’étymologie de ciment – avait très probablement des variations mais elle n’est pas parvenue jusqu’à nous de manière précise. On suppose seulement qu’il devait être généralement composé d’un mélange de cendres volcaniques – plus particulièrement de la pouzzolane, abondante dans la région des champs Phlégréens, près de Naples – de chaux et d’eau, utilisé en mortier ou mêlé à des graviers.

Un béton durable, comme nous pouvons le constater encore aujourd’hui. On admire toujours la coupole du Panthéon, le plus grand dôme de béton non renforcé du monde et pourtant construit en 128. Dans la Rome contemporaine, des aqueducs des Césars apportent encore de l’eau. En Europe, en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient, des murailles, quais, égouts et autres constructions démontrent la résistance de ce béton antique aux effets corrosifs de l’eau de mer. Toutes ces « ruines » deux fois millénaires sont autant de témoignages des propriétés de matériaux de constructions et de techniques qui ont défié le temps et les éléments.

Le béton qui aimait l’eau de mer

Quels étaient donc les secrets des anciens bâtisseurs de Rome pour leurs bétons et mortiers ? Ces dernières années, de nombreux scientifiques ont tenté de décrypter leurs recettes. A commencer par celle réalisée par des chercheurs du laboratoire national Lawrence-Berkeley et de l’université de l’Utah (Etats-Unis), emmenés par la professeure Marie Jackson, qui ont passé au synchrotron des échantillons provenant d’anciennes jetées et brise-lames afin de percer le secret de leur résistance aux éléments, et en particulier à l’eau de mer. Cela leur a permis de découvrir la présence de cristaux qui, en grandissant dans les particules de calcaire auraient renforcé le béton.

Là où le matériau moderne n’est pas prévu pour interagir chimiquement avec son environnement – lorsque cela se produit, c’est l’une des causes principales de la destruction des structures – ce n’est pas le cas pour le béton romain qui, lui, semble avoir été pensé pour réagir, notamment avec l’eau de mer. « Contrairement aux principes des bétons modernes basés sur le ciment, les Romains ont créé un béton ressemblant à du roc qui s’épanouit dans des échanges ouverts avec l’eau de mer », commente la professeure Marie Jackson.

Le responsable de cette interaction positive serait la pouzzolane, dont les propriétés étaient connues des Romains, comme en témoignent les écrits de Pline l’Ancien pour qui la « poussière des collines de Pouzzoles » pouvait « être opposée aux flots de la mer et, aussitôt après l’immersion, devenir une seule et même pierre inattaquable aux eaux et durcissant de jour en jour, surtout si l’on y mêle du ciment de Cumes ». Une telle observation a probablement été à l’origine de la recette adoptée par les anciens bâtisseurs de Rome.

En effectuant leurs analyses sur le béton marin recueilli, Marie Jackson et ses collègues ont découvert la présence de minerais rares, dont l’aluminium-tobermorite (Al-tobermorite), difficile à fabriquer en laboratoire et seulement à de hautes températures. Les Romains, eux, l’ont produite à température ambiante. L’explication ? Alors que l’eau de mer entre en contact avec le béton immergé, les matériaux composant la cendre volcanique se dissolvent et de nouveaux minéraux se développent à partir des liquides ainsi produits… dont l’Al-tobermorite ! Ses structures cristallines plates vont s’imbriquer et renforcer la structure du ciment, augmentant la résistance globale du béton. Une forme de corrosion que l’on craindrait dans les matériaux modernes mais qui, dans ce cas, est bénéfique aux constructions romaines. « Nous voyons là un système qui s’épanouit dans un échange chimique ouvert avec l’eau de mer », s’exclame la professeure Jackson.

Une recette qui pourrait être difficile à adapter aujourd’hui, car les roches utilisées pour le fabriquer ne se trouvent pas partout. « On devrait trouver des substitutions », admet la scientifique. Pour l’instant, un tel ciment ne pourrait être utilisé que dans des contextes spécifiques, comme les jetées ou les digues protégeant des zones inondables. Mais ces constructions auraient des chances d’avoir une longévité toute romaine !

Le secret de la tombe de Cæcilia Metella

Au bord de la voie Appienne, cette grande route antique reliant Rome à Brindisi en passant par Capoue et ses délices, se trouve un tombeau monumental que les visiteurs de la capitale italienne peuvent encore admirer aujourd’hui. Celle qui y est inhumée se nommait Cæcilia Metella, une patricienne fille de consul et apparentée par mariage à Crassus, le troisième larron que l’on oublie souvent lorsqu’on évoque le triumvirat qui a associé César et Pompée avant qu’ils ne se déchirent dans une sanglante guerre civile. Construit vers 30 avant notre ère, ce tombeau recèle également l’un des secrets du béton romain.

Une équipe de l’université de l’Utah et du Massachusetts Institute of Technology (MIT) s’est penchée sur la chimie de ce monument qui a traversé les âges. « Ce béton, 2 050 ans plus tard, reflète une présence forte et résiliente » décrit la professeure Marie Jackson, également coautrice de cette étude. On retrouve la recette « classique », mélange de calcaire, d’eau et d’agrégat de matériaux volcaniques, mais pas seulement. La professeure Jackson et ses collègues y ont aussi découvert un élément unique à ce tombeau : de la leucite, un minéral qui s’est peu à peu dissous sous l’action de siècles de ruissellement d’eaux de pluie, libérant du potassium dans le ciment.

Au lieu de le fissurer, il a modifié la structure du mélange, créant « des composants robustes de cohésion dans le béton », décrit la scientifique. Une propriété que les Romains n’avaient probablement pas prévue mais qui fournit de précieux enseignements. Le but affiché de cette équipe est en effet d’utiliser les méthodes romaines en espérant réduire les émissions dues à la production de béton de 85 % et de multiplier par 4 la durée de vie des bétons marins, aujourd’hui limitée à cinquante ans.

Le mystère du béton de Rome enfin élucidé ?

Dernière en date, Linda Seymour, du département de génie civil et environnemental du MIT américain, et son équipe nous proposent de nouvelles révélations sur les mystères du béton romain, dans une étude.

Ces scientifiques ont utilisé un éventail de mesures qui ont permis d’éclaircir le mystère, en mettant de côté le rôle de la pouzzolane sans pour autant réfuter son importance dans la confection du béton romain. En examinant de très près des échantillons anciens, ils ont pu observer en détail des petits morceaux blancs, de l’ordre du millimètre. « Depuis que j’ai commencé à travailler sur le béton romain ancien, j’ai toujours été fasciné par ces caractéristiques », raconte Admir Masic, professeur d’ingénierie au MIT et coauteur de l’étude. « On ne les retrouve pas dans les formules de béton moderne, alors pourquoi sont-elles présentes dans ces matériaux anciens ? »

Ces « débris de calcaire » étaient jusqu’ici considérés comme des indices d’un travail de qualité médiocre ou de l’utilisation de matériaux de mauvaise qualité. Erreur, selon Seymour, Masic et leurs collègues. « L’idée que la présence de ces débris de calcaire était simplement attribuée à un mauvais contrôle de qualité m’a toujours dérangé », admet le professeur Masic. « Si les Romains avaient consacré autant d’efforts à la confection d’un matériau de construction remarquable, suivant toutes les recettes détaillées qui avaient été optimisées au fil des siècles, pourquoi auraient-ils consacré aussi peu d’efforts dans la fabrication d’un produit final bien mélangé ? Il devait y avoir davantage derrière cette histoire. »

Les examens détaillés de ces « déchets calcaires », grâce à des techniques d’imagerie à haute résolution et de cartographie chimique, ont apporté des réponses. On pensait jusqu’ici que l’incorporation du calcaire dans le béton s’effectuait d’abord en le combinant avec de l’eau pour former une sorte de pâte, mais là encore, on se serait trompé. Les bâtisseurs romains auraient en fait utilisé de la chaux vive sortie du four où le calcaire était calciné, ce qui expliquerait alors la présence de ces morceaux. Une hypothèse confirmée par l’étude des petits fragments de calcaire incriminés : ils étaient faits de différentes formes de carbonate de calcium, formés à des températures extrêmes comme cela aurait été le cas s’ils étaient issus d’un mélange basé sur la chaux vive. Le secret de la durabilité viendrait donc de ce mélange à chaud !

Le béton qui guérit

L’élément est d’une importance cruciale, car il produit des effets chimiques et mécaniques en faveur de la qualité du béton. « Tout d’abord, lorsque le béton est porté à de hautes températures, il permet des chimies qui ne sont pas possibles si vous utilisez juste un mélange de calcaire à froid, produisant des composés qui ne se formeraient pas autrement », précise le professeur Masic. Un autre bénéfice est l’accélération des réactions, qui permet une plus grande rapidité de construction.

Mais ce n’est peut-être pas le plus intéressant. Les « déchets » de calcaire forment une architecture particulière à l’échelle des nanoparticules, et le béton y gagne une sorte de faculté d’auto-réparation. Dès que de petites fissures commencent à s’y former, elles vont se propager via ces morceaux de calcaire qui vont réagir avec l’eau environnante pour former une solution saturée en calcaire qui va se recristalliser et remplir la fissure, ou encore réagir avec les pouzzolanes pour renforcer l’ensemble. Des « réactions spontanées » qui, de fait, vont « guérir » le béton en comblant les fissures avant qu’elles ne s’aggravent.

Pour le démontrer, l’équipe de scientifiques a tout simplement fabriqué divers échantillons, à la fois avec des recettes antiques et des formules modernes. Ils les ont alors volontairement fissurés puis aspergés d’eau. En deux semaines, les fissures étaient « guéries »alors que sur des exemples sans chaux vive, elles persistaient et pouvaient s’aggraver sous l’effet des infiltrations d’eau.

« Ces formules de béton plus durable pourraient étendre non seulement la durée de vie de ces matériaux mais pourraient aussi améliorer la durabilité des mélanges de béton en impression 3D », commente Admir Masic. De tels bétons inspirés de ceux des anciens Romains pourraient ainsi « réduire l’impact environnemental de la production de ciment », assurent ces chercheurs. L’équipe a l’intention de commercialiser ce nouveau ciment modifié, mais aussi de poursuivre ses travaux pour tenter de produire de nouvelles formules capables d’absorber du gaz carbonique de l’air.

Bien sûr, le béton représente un problème environnemental en soi. Le sable nécessaire à sa fabrication n’est pas une ressource inépuisable, les carrières et les décharges défigurent le paysage et son emprise sur les sols ne leur permet plus de respirer. Mais dans notre monde imparfait, en attendant un éventuel essor des alternatives au béton, les techniques des Romains pourraient nous permettre de rendre nos nouvelles constructions plus durables, de diminuer la quantité de béton fabriqué et d’atténuer son empreinte carbone…

Science Advances