Wokisme : La panique française

L’écrivain américain Thomas Chatterton Williams, qui vit à Paris, est une des voix les plus passionnantes dans les actuels débats sur l’identité. Pourtant opposé aux théories woke, l’écrivain américain, qui vit en partie à Paris, juge excessives les réactions françaises. Il prend même la défense de Rokhaya Diallo…

Il m’a fallu un moment pour entendre les sifflements épars lors des Conversations Tocqueville – une “discussion sans tabou” entre intellectuels, longue de deux jours, sur la crise des démocraties occidentales. Nous étions plus de 100 à nous être rassemblés sous une grande tente installée sous la fenêtre du bureau d’Alexis de Tocqueville, dans le parc du château de Tocqueville (XVIe siècle), sur la côte normande. Je ne me souvenais pas d’avoir déjà vu une audience réagir de la sorte lors d’un tel forum.

La crise démocratique que la conférence cherchait à aborder a de nombreuses facettes : la montée de la droite autoritaire, la métastase des inégalités économiques, les pressions exercées par le changement climatique, etc. Mais la conférence, qui s’est tenue en septembre 2021, s’est surtout concentrée sur l’idéologie américaine de justice sociale, communément appelée “wokisme”. La personne sifflée cet après-midi-là était Rokhaya Diallo, une journaliste française originaire d’Afrique de l’Ouest, militante pour la justice sociale et personnalité des médias âgée d’une quarantaine d’années (aux Etats-Unis, elle écrit pour le Washington Post). Elle faisait partie avec moi de la poignée d’intervenants non blancs et était, à ma connaissance, la seule musulmane pratiquante.

Pour beaucoup d’entre nous qui étions venus afin d’échanger des idées, le lieu était significatif. Le château, avec ses murs recouverts de lierre et son étang rempli de cygnes, est bien loin des subtilités de la vie multiculturelle dans les démocraties modernes. Mais Tocqueville était, bien sûr, l’un des plus fins interprètes de l’expérience américaine. Son texte classique en deux volumes, De la démocratie en Amérique, publié en 1835 et 1840, explore la nature paradoxale d’une nouvelle société multi-ethnique dynamique, fondée sur les principes de liberté et d’égalité, mais compromise dès le départ par l’esclavage des Africains et le vol des terres indigènes. Son auteur, tout en y trouvant beaucoup de choses à admirer, restait sceptique quant à la possibilité de transcender des divisions aussi puissantes, car contrairement à l’Europe, le rang social était inscrit dans les caractéristiques physiques des habitants de cette nation.

Beaucoup de ceux qui définissent la justice sociale comme leur objectif ultime soulignent que l’Amérique n’a pas fait grand-chose pour remettre en cause le sombre constat de Tocqueville. Selon eux, certains des idéaux chers au pays – l’individualisme, la liberté d’expression, voire l’éthique protestante du travail – sont en fait des obstacles à l’équité, des illusions créées par les détenteurs du pouvoir afin de le conserver et de maintenir les marginaux à leur place. L’approche de la gauche “woke” pour faire face à l’oppression historique – à savoir donner la priorité à la race et à d’autres catégories identitaires dans un grand nombre de décisions politiques et institutionnelles – a suscité des inquiétudes aux Etats-Unis. Mais les inquiétudes exprimées au domaine de Tocqueville concernaient moins les implications du phénomène pour l’Amérique que, potentiellement, pour la France. Comme le dit l’adage, quand l’Amérique éternue, l’Europe s’enrhume.”

L’isolement de Rokhaya Diallo

Les Français se sont longtemps enorgueillis de disposer d’un système de gouvernement qui ne reconnaît pas les étiquettes raciales ou ethniques. L’idée est de soutenir une vision universaliste de l’identité française, indépendante de la race, de l’ethnie et de la religion. Même tenir des statistiques officielles sur la race est, depuis la Shoah, impossible. Récemment, cependant, et à la grande inquiétude de beaucoup parmi les commentateurs français, les politiques de l’identité “à l’américaine” ont suscité l’intérêt d’une jeune génération, plus diverse.

J’ai donc été témoin d’un échange extraordinaire, impensable dans les milieux “mainstream” aux Etats-Unis. Au cours de la conférence, les intervenants ont débattu à plusieurs reprises de la question de savoir si ce que les Français ont appelé “le wokisme” est une préoccupation sérieuse. La majorité des panélistes et des membres de l’auditoire, dont moi-même, ont répondu plus ou moins par l’affirmative. L’organisation politique autour de l’identité plutôt que de l’idéologie est l’un des meilleurs indicateurs des conflits civils et même de la guerre civile, selon une analyse des conflits violents effectuée par la politologue Barbara F. Walter. En opposant les groupes les uns aux autres dans une lutte pour le pouvoir à somme nulle – et en les classant sur une échelle de vertu fondée sur les privilèges et l’oppression -, le wokisme ne peut s’empêcher de promouvoir la race et l’ethnie au point d’augmenter les préjugés au lieu de les réduire, alimentant en retour une réaction violente et dangereuse du groupe majoritaire. C’était du moins le sentiment dominant de notre groupe.

Lors du dernier panel “Médias et universités : besoin de réforme et de réévaluation ?” Rokhaya Diallo a saisi l’occasion pour défendre la position opposée. Sur scène, à ses côtés, se trouvaient un politologue et deux professeurs de philosophie dont l’une, Perrine Simon-Nahum, était la modératrice. Rokhaya Diallo est une personnalité bien connue et clivante en France, une partisane télégénique de la politique identitaire, très suivie sur les réseaux sociaux. Elle établit des parallèles entre les systèmes de justice pénale français et américain (l’un de ses documentaires s’intitule De Paris à Ferguson), affirmant que le racisme institutionnel touche son pays comme les Etats-Unis, en particulier dans le cadre des opérations de police discriminatoires consistant à fouiller n’importe qui sur simple présomption. Ses opinions ne seraient guère considérées comme extrêmes en Amérique, mais en France, elle est perçue par certains comme véritablement subversive.

Perrine Simon-Nahum a ouvert la discussion en posant la question suivante : “Comment pouvons-nous former des citoyens dans une démocratie ?” Et quel rôle les institutions éducatives et les médias devraient-ils jouer ? Les courants woke dans les universités et les médias cherchent-ils à délégitimer les élites et à saper les institutions de production de savoir ? Sont-ils en train de “construire un nouveau totalitarisme de la pensée” ? L’idéal woke de la diffusion de connaissances “sur une plateforme égalitaire”, a-t-elle suggéré, ne saurait être ni possible ni même souhaitable.

“La circulation des connaissances est aussi la circulation d’expériences”, a répondu Rokhaya Diallo. “Certaines expériences minoritaires peuvent être plus visibles” aujourd’hui grâce aux réseaux sociaux. Cela pose un défi indispensable à la production traditionnelle de connaissances “élitistes”, qui, selon elle, a autrefois “éliminé par filtrage” certaines perspectives. Cette affirmation était incontestable. Quelques semaines après cette conférence, Emmanuel Macron allait devenir le premier président français à participer aux commémorations du massacre de manifestants algériens par la police, à Paris, en 1961. La plupart des Français que je connais n’avaient jamais été confrontés à cet événement, que ce soit à l’école ou dans les médias traditionnels.

Les woke “ont trouvé de nouvelles épistémologies”, a toutefois rétorqué Jean-François Braunstein, professeur de philosophie à l’université Panthéon-Sorbonne, à savoir des théories de la connaissance qui privilégient les sentiments aux faits. Il a qualifié la position de Rokhaya Diallo d'”attaque vigoureuse contre la science et contre la vérité”. Et a semblé vouloir étendre la portée du débat au-delà de l’identité raciale pour englober la remise en cause de la binarité du genre, qui n’était pas un sujet abordé par Rokhaya Diallo. De son côté, Perrine Simon-Nahum s’est montrée réticente mais a suggéré que le désaccord plus large sur “la conception de la connaissance” était malgré tout préoccupant ; il justifie la crainte d’une américanisation du discours français.

Rokhaya Diallo a répondu que la plupart des personnes présentes étaient probablement “privilégiées” et qu’à ce titre, elles craignaient de manière disproportionnée “l’émergence d’un discours minoritaire venant de personnes qui n’ont pas eu accès à certains clubs… et qui remettent en question des choses qui étaient considérées” comme indiscutables.

“Bien sûr, nous ne pouvons pas vivre ce que les autres vivent”, a répondu Perrine Simon-Nahum, avec une apparente irritation – ne modérant plus mais entrant pleinement dans le débat. Et on peut le comprendre. “Cela s’appelle l’empathie”, a-t-elle dit, avant de s’en prendre vivement à la remarque de Rokhaya Diallo sur les privilèges.

C’est à ce moment-là, avec Rokhaya Diallo isolée du reste du panel, que j’ai commencé à remarquer les sifflements du public lorsqu’elle parlait. Alors que la modératrice refusait de concéder même la possibilité théorique que toute connaissance puisse être dérivée de l’identité, j’ai remarqué que Rokhaya Diallo devenait distante. Perrine Simon-Nahum a insisté, qualifiant non seulement l’appel de cette dernière à l’expérience vécue d’erroné, mais aussi comme relevant d’une sorte de “domination”. “Cette guerre intellectuelle qui est en train de se dérouler est une menace pour la démocratie”, a-t-elle dit. “Je me sens menacée […] avant tout en tant que citoyenne”.

Jean-François Braunstein est intervenu pour dire que l’argument de Rokhaya Diallo lui rappelait une citation de l’écrivain raciste et collabo Charles Maurras : “Un juif ne pourra jamais comprendre Racine, parce qu’il n’est pas français !” (Quand Rokhaya Diallo a protesté, Jean-François Braunstein a précisé qu’il ne la comparait pas à Maurras).

Cela a continué comme ça. A la fin de la discussion, j’étais quelque peu ébranlé. Sur de nombreux points précis, j’avais tendance à être d’accord avec les philosophes du panel. Je vis à Paris depuis onze ans et j’y élève des enfants français depuis neuf ans, c’est dire si je me sens vraiment concerné par cette culture. Je suis convaincu que ce serait une perte terrible, peut-être même insurmontable, que d’abandonner l’idéal français universaliste et sans distinction de couleur, au profit du paysage fracturé américain des identités ethniques.

Et pourtant, je sentais aussi que quelque chose de fondamentalement injuste venait de se produire. La France, comme l’Amérique, est en constante évolution. Toute tentative de donner un sens à cette évolution devra prendre au sérieux les arguments de Rokhaya Diallo. Elle a essayé de partager un point de vue sur la vie française – dont des segments croissants de la population française se sentent exclus et censurés. Ses interlocuteurs ne pouvaient ou ne voulaient pas l’accepter, mais leur comportement semblait confirmer son point de vue.

J’avais jusque-là considéré Rokhaya Diallo comme une adversaire idéologique. Elle m’avait également considéré avec méfiance – comme un porte-parole privilégié, non blanc et non français, d’un universalisme masquant les privilèges blancs. Son credo personnel, “Kiffe ta race”, qui est le titre de son podcast et de son dernier livre, contredit directement mes propres écrits contre le renforcement de l’identité raciale. Et pourtant, lorsqu’elle a quitté la scène seule, je me suis précipité pour la rattraper. Alors que nous parlions, mes yeux se sont mis à pleurer à ma grande surprise. Je voulais qu’elle sache que j’avais perçu ce qu’elle avait vécu, même si personne d’autre ne l’avait vu. “Ça arrive tout le temps ici”, m’a-t-elle dit. “Ça arrive tout le temps.”

Le “iel” rejeté par Brigitte Macron

La réaction des Français au wokisme a été révélatrice pour moi. Je travaille sur un livre à propos de la façon dont la culture et les institutions américaines ont changé après l’été 2020, et comment cette transformation a, à un degré inhabituel, eu des répercussions au niveau international et particulièrement en France. L’incident de la conférence des Conversations Tocqueville m’a amené à recalibrer certaines de mes hypothèses – et à apprécier plus vivement à quel point l’anti-wokisme peut facilement succomber à un dogmatisme aussi rigide que celui auquel il cherche à s’opposer. De nombreux débats se déroulent ici comme dans un univers parallèle, sinistrement familier mais avec plusieurs différences éclairantes. Ils constituent un prisme utile pour contempler les excès et les limites, ainsi que les mérites, de la ferveur qui s’est emparée des Etats-Unis en faveur de la justice sociale.

La gauche française a un pouvoir bien moindre que les progressistes américains sur les médias, le monde universitaire, la culture et les grandes entreprises. La diversité en tant que fin en soi, et la représentation des minorités en particulier, est encore loin d’être une préoccupation dominante ici. En dehors d’une école prestigieuse – Sciences Po, à Paris – la discrimination positive n’existe pratiquement pas. Les gens ne craignent pas d’être “cancellés” pour un discours controversé, que ce soit dans les universités ou sur leur lieu de travail – peut-être en raison d’un droit du travail relativement musclé (qu’Emmanuel Macron a cherché à affaiblir). Le mouvement #MeToo n’a pas pu gagner beaucoup de terrain dans un pays dont les principaux intellectuels de gauche, et au moins un journal, avaient publié des défenses sans équivoque de la pédophilie il n’y a pas si longtemps que cela, dans les années 1970. La France a peu de patience pour les éléments de base de la guerre culturelle américaine, comme les pronoms et les toilettes non genrés. Même le relativement modeste et neutre “iel” a été vigoureusement rejeté par la Première dame, Brigitte Macron : “Notre langue est belle. Et deux pronoms suffisent”, a-t-elle déclaré, ne suscitant presque aucune réaction.

Alors pourquoi la réaction à la politique identitaire à l’américaine est-elle devenue si vive dans la sphère intellectuelle française ?

L’une des raisons réside dans une distinction cruciale entre les réalités politiques de la France et des Etats-Unis. En France, la controverse sur le wokisme est presque toujours un prétexte pour une préoccupation plus profonde concernant l’islam et le terrorisme sur le continent européen. Ceux qui sont perçus comme étant permissifs à l’égard du wokisme sont présumés céder non seulement à un complexe victimaire, mais à quelque chose de bien plus sinistre : l’islamo-gauchisme, que la candidate d’extrême droite à la présidentielle Marine Le Pen a décrit comme l’alliance entre les fanatiques islamistes et la gauche française. Mon ami Pascal Bruckner, un philosophe de tradition libérale, la décrit dans son livre La Tyrannie de la pénitence (Grasset) comme “la fusion entre l’extrême gauche athée et le radicalisme religieux”. Cette dernière étant perçue comme un mariage de raison : la gauche anticapitaliste voit dans le potentiel de l’islam à fomenter des troubles un outil pour discréditer le centre et remodeler radicalement la société bourgeoise ; les partis musulmans réactionnaires, à leur tour, prétendent rejoindre la gauche dans son opposition au racisme et à la mondialisation, afin d’accumuler du pouvoir.

Ainsi, dans l’imaginaire racial français, c’est le musulman potentiellement violent – et non simplement l’homme à la peau foncée – qui représente l’ultime “autre”. Mais même si la France ne connaissait pas la violence terroriste, une politique identitaire qui servirait de prétexte au séparatisme serait considérée comme inacceptable. C’est ce que Perrine Simon-Nahum semble avoir voulu dire lorsqu’elle a déclaré se sentir “menacée” en tant que citoyenne. Et c’est pourquoi, pour certains, des questions aussi triviales que les rayons de nourriture halal au supermarché prennent une importance existentielle qui n’a pas d’équivalent réel dans l’Amérique du XXIe siècle.

Les incompréhensions sur Samuel Paty

Mais la réaction véhémente de la France au wokisme a une autre cause, qui est à peine perceptible aux Etats-Unis. Elle est liée à la relation complexe de la France avec l’Amérique elle-même.

Le 13 septembre 2001, à côté d’une image de la statue de la Liberté enveloppée de nuages de fumée, la Une du journal Le Monde déclarait fièrement : “Nous sommes tous Américains.” C’était un grand geste de solidarité sincère face à une haine et une barbarie incompréhensibles. Cette solidarité a été rendue en 2015 lorsqu’un souffle de terreur a balayé la France. Cette année a commencé par le massacre de 12 personnes par des djihadistes affiliés à Al-Qaeda dans les locaux parisiens du magazine satirique Charlie Hebdo, qui avait publié des caricatures du prophète Mahomet. Elle s’est conclue par une tuerie à l’échelle de la ville en novembre, au cours de laquelle 130 personnes ont été tuées et des centaines d’autres blessées dans des cafés, des restaurants et la salle de concert du Bataclan – la plupart par des radicalisés français ayant fait allégeance à l’Etat islamique. L’effusion immédiate de chagrin dans la presse américaine, et les millions de photos de profil Facebook passées au filtre tricolore, étaient aussi émouvantes que justifiées.

Au cours des cinq années suivantes, les Etats-Unis n’ont plus été capables de faire preuve d’une telle empathie. A l’automne 2020, l’Amérique avait pleinement tourné son regard vers l’intérieur. Les meurtres de George Floyd et d’autres par la police ont attiré l’attention de l’Amérique sur son propre héritage d’esclavage et de racisme. C’est dans ces conditions qu’une nouvelle idéologie, parfois totalitarisante, organisée autour d’un système racial binaire, a gagné du terrain. Pratiquement du jour au lendemain, la grande presse américaine est devenue réticente à considérer ce qui s’était passé en France (à savoir une série d’attaques à la machette, de décapitations et d’agressions à l’arme blanche, de Paris à la Côte d’Azur) sous l’angle de la motivation individuelle, de l’idéologie, du radicalisme religieux, du terrorisme ou même du simple bien et mal. Tout à coup, il s’agissait d’identité et de systèmes d’oppression. Vu du prisme de cette revanche raciale, la France, fanatiquement laïque et aveugle aux couleurs de peau, s’était, d’une certaine manière, infligée elle-même cette peine.

Pour beaucoup de Français, un titre du New York Times a cristallisé cette nouvelle attitude de reproches. Après que le professeur de collège Samuel Paty a été décapité en octobre 2020 pour avoir montré les caricatures de Charlie Hebdo dans sa classe, le quotidien américain a commencé à résumer l’attaque en se concentrant non pas sur le professeur mais sur son assaillant : “La police française tire et tue un homme après une attaque mortelle au couteau dans la rue.” Le titre a été modifié par la suite, et l’article lui-même était relativement équilibré. Mais en décrivant Samuel Paty comme ayant “provoqué la colère de certaines familles musulmanes”, le message était sans ambiguïté pour de nombreux lecteurs français : enseigner la valeur universelle de la liberté d’expression à tous les élèves, quelle que soit leur appartenance ethnique, était ce qui avait réellement conduit au meurtre de Samuel Paty. Le public français a interprété cette idée – reprise par une grande partie des médias américains – comme une disculpation de l’assassin de Samuel Paty, un jeune Tchétchène de 18 ans demandeur d’asile aux convictions extrémistes, qui avait traqué sa victime après avoir appris son existence par le biais des réseaux sociaux.

La couverture de cet attentat dans la presse américaine a été douloureuse pour de nombreux Français de toutes les ethnies et religions. Pendant des mois, ce qui était perçu comme l’abandon d’un allié admiré et influent a fait l’objet de discussions constantes. Pourquoi les commentateurs américains utilisaient-ils le meurtre de Samuel Paty pour marquer des points sur Twitter en condamnant une société qu’ils ne connaissaient pas ? Pourquoi le New York Times avait-il présenté cet acte de sauvagerie comme un simple – et, pourrait-on en déduire, peut-être excessif – tir policier ? Pourquoi les journalistes d’autres médias, comme le Washington Post, ont-ils réduit les questions complexes de laïcité, de républicanisme et d’immigration à de simples allégations d’islamophobie ? Pourquoi les critiques sur les médias sociaux en étaient-ils venus au concept fourre-tout de la blanchité ? Ne comprenaient-ils pas que les citoyens français d’origine africaine ou arabe étaient tout aussi consternés par cette violence ?

La “bataille” contre le wokisme de Jean-Michel Blanquer

De nombreux Français ont commencé à voir leur nation comme étant le lieu central de résistance à l’orthodoxie woke. Macron lui-même en est devenu un critique déterminé, insistant pour que son pays suive sa propre voie afin de réussir à devenir une démocratie multiethnique, sans imiter un modèle américain obsédé par l’identité. “Nous avons laissé le débat intellectuel à […] la tradition anglo-saxonne qui a une autre histoire et qui n’est pas la nôtre”, a-t-il soutenu, juste avant le meurtre de Samuel Paty, dans son discours en octobre 2020 contre le “séparatisme islamiste”. Le ministre de l’Education Jean-Michel Blanquer avait évoqué la nécessité de mener une “bataille” contre les idées woke promulguées par les universités américaines.

Le malaise suscité par le wokisme en France est ainsi façonné et accentué par une histoire et une perception de soi propres à ce pays – ses craintes légitimes d’un djihad national et ses préoccupations au sujet d’une influence dominatrice des Américains. On ne peut pas comprendre la réaction des Français face au wokisme sans comprendre ces préoccupations internes. Mais en même temps, on ne peut pas rejeter les critiques plus philosophiques – et universalistes – du wokisme en France simplement à cause de ces particularismes. La bataille contre le wokisme décrite par Blanquer mobilise des personnes des deux côtés de l’Atlantique. Au printemps dernier, je lui ai donc rendu visite pour avoir son point de vue sur la question.

Ministre de l’Education nationale de 2017 à 2022, Blanquer est l’un des opposants français les plus constants, controversés et puissants à l’idéologie woke (il avait porté plainte, plus tard classée sans suite, contre un syndicat d’enseignants qui avait évoqué un “racisme d’Etat”). En janvier 2022, il est intervenu – et par sa présence, a donné l’imprimatur de l’Etat – lors d’un colloque à la Sorbonne intitulé “Après la déconstruction”, qui rassemblait un éventail de personnalités critiques de la nouvelle orthodoxie de la justice sociale.

Blanquer est factuel et implacable. Il m’a raconté que c’est en étudiant à Harvard dans les années 1990 qu’il a pris conscience de la culture du politiquement correct, précurseur selon lui de la crise actuelle. Il a partagé de nombreux objectifs du politiquement correct, mais s’est méfié de son application : traiter les femmes et les groupes minoritaires comme étant différents et spéciaux, a-t-il commencé à penser, est en fin de compte contraire à l’égalité. “Dans l’histoire des idées, ce n’est pas la première fois que lorsqu’on pousse une idée à l’extrême, elle se transforme en son contraire”, m’a-t-il expliqué.

Blanquer n’a pas tort. Surtout que, lorsqu’il est suralimenté par les réseaux sociaux, le wokisme tend à fétichiser l’identité et à conférer une autorité morale à des groupes entiers en raison d’une oppression historique. Parmi les nombreuses inquiétudes raisonnables que l’on peut avoir au sujet de cette approche, la plupart sont rejetées par ses partisans comme relevant du racisme brut ou ne méritant pas un débat sérieux. Dans le hall du ministère de l’Education nationale trône un grand portrait scolaire du défunt Samuel Paty, véritable martyr de ce que peut provoquer une identification zélée à un groupe identitaire.

La clef pour un progrès social sain et durable est de comprendre jusqu’à quel point on peut poursuivre une idée potentiellement utile, avant qu’on ne bascule dans un extrémisme autodestructeur. Mais, en retour, un piège constant pour ceux qui s’estiment être les gardiens de l’ordre libéral consiste à avoir une réaction qui devient elle-même extrême. Comme me l’a expliqué Mathieu Lefevre de More in Common, une organisation à but non lucratif qui œuvre en France et ailleurs à la réunification des sociétés divisées, le wokisme “réarrange [toutes] les chaises du dîner idéologique”. D’un côté, il favorise un illibéralisme de gauche presque religieux de nature, dans la mesure où il ne tolère aucune dissidence – le type d’idéologie auxquels les progressistes de centre-gauche se sont historiquement opposés. Et de l’autre côté, “être anti-woke rapproche le centre et l’extrême droite. On commence par un [colloque] sur le wokisme, et on finit par remettre en question des principes libéraux fondamentaux comme la liberté d’expression.” Vous finissez par interdire des termes tels que’racisme d’Etat’.”

Il ne s’agit pas seulement d’un écueil théorique pour le centre-gauche et le centre-droit français. En 2021, la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal a ordonné une enquête gouvernementale sur les recherches des universités publiques visant à “diviser et fracturer” – en d’autres mots, des recherches sur le colonialisme et les différences ethniques. L’institution chargée de mener l’enquête a finalement refusé de le faire. Comme l’a écrit le sociologue François Dubet dans Le Monde, “comment peut-on penser que c’est à l’Etat de dire quels courants de pensée sont acceptables et lesquels ne le sont pas ?”

Qui plus est, le culte rigide de Blanquer du principe de l’universalisme implique un certain aveuglement face aux préoccupations souvent légitime des minorités – le manque de reconnaissance, d’inclusion et de dignité. Bien qu’il n’existe pas de statistiques officielles sur la question, une étude de 2016 indiquait que les jeunes perçus comme étant noirs et arabes avaient 20 fois plus de risques d’être arrêtés par la police. En novembre 2020, une vidéo d’un passage à tabac non provoqué d’un producteur de musique noir par des policiers armés, à Paris, est devenue virale. Moi aussi, je crois en fin de compte à l’universalisme, et je crains que le fait de vouloir traquer de manière obsessionnelle des différences démographiques ne nous conduise à voir du racisme dans presque tout. Mais des événements comme celui-ci donnent du crédit à la gauche identitaire lorsque celle-ci affirme qu’il est presque impossible de s’attaquer aux discriminations quand on ne peut pas les mesurer.

Les militants et ceux qui les écoutent se sont tournés vers l’Amérique pour trouver des mots permettant d’exprimer ce qui se passe dans leur propre pays, que ce vocabulaire face ou non sens dans le contexte français. L’indignation perpétuelle, et souvent performative, du wokisme, son manque de nuance, sa tendance automatique à faire taire les voix dissidentes représentent de graves défauts pour qui se soucie de démocratie libérale. Et pourtant, ces mêmes caractéristiques ont réussi à attirer l’attention sur des questions trop longtemps négligées aux Etats-unis, et souvent taboues en Europe.

Lorsque j’ai demandé à Blanquer pourquoi il avait suggéré par le passé que la bataille contre le wokisme était déjà perdue, il a admis qu’il ne s’agissait là que d’une provocation – “Je n’ai jamais pensé que nous allions perdre.” Et lorsque je lui ai demandé s’il existait des cas spécifiques de cancel culture en France qui soient comparables aux cas les plus flagrants aux Etats-Unis, il a marqué une pause. Finalement, il a évoqué Les Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne. En 2019, l’utilisation d’un maquillage sombre par les acteurs avait suscité des protestations. Mais ces protestations étaient relativement peu nombreuses, et ont finalement échoué. Lorsque j’ai assisté à la première représentation de la pièce, le ministre de la Culture était présent pour montrer sa solidarité contre une tentative de censure. Dans un débat classique en Amérique, c’est à ce moment-là qu’on affirmerait – à tort – que la cancel culture n’existe pas.

Une synthèse entre les modèles français et américain

En 2010, le département d’Etat des Etats-Unis a convié des élus et des militants français à un programme de leadership pour les aider à renforcer les voix et la représentation des groupes ethniques exclus du pouvoir. Rokhaya Diallo y a participé, ce que nombre de ses détracteurs utilisent toujours comme étant la preuve qu’elle est une prosélyte formée à la propagande américaine de la justice sociale (en 2017, sous la pression de la gauche et de la droite, le gouvernement de Macron avait demandé son retrait – comme Diallo me l’a dit, il l’a “annulée”- du Conseil national du numérique, au motif qu’une organisation politique basée sur la race et la religion contredit les principes clés du républicanisme et de la laïcité français).

Mais dans un mémo confidentiel publié par WikiLeaks, l’ancien ambassadeur américain Charles H. Rivkin exposait la raison d’être pragmatique et intéressée d’un tel programme, qui fait partie de ce qu’on appelait une “stratégie d’engagement des minorités” : “Les institutions françaises n’ont pas prouvé qu’elles étaient suffisamment flexibles pour s’adapter à une démographie de plus en plus diverse. Nous pensons que si la France, sur le long terme, ne parvient pas à accroître les opportunités et à fournir une véritable représentation politique à ses populations minoritaires, elle pourrait devenir un pays plus faible, plus divisé, peut-être plus enclin aux crises et au repli sur soi, et par conséquent un allié moins compétent”.

Aujourd’hui, dans une Amérique post-Trump, il est impossible de lire une telle évaluation sans ressentir une profonde gêne. Pourtant, j’ai été hanté par ces mots de Rivkin alors que je suivais les élections françaises au printemps dernier. Macron a été réélu, mais les résultats ont clairement montré qu’un illibéralisme identitaire, longtemps actif à droite, gagne du terrain à gauche : tant l’extrême gauche que l’extrême droite ont gagné des sièges à l’Assemblée nationale. Un nombre conséquent d’électeurs issus des minorités, se sentant ignorés et incompris, sont devenus suffisamment démoralisés pour abandonner le centre. Après avoir été remplacé en mai comme ministre de l’Education nationale, Blanquer s’est présenté aux législatives et n’a même pas passé le premier tour de ces élections, finissant en troisième position derrière des candidats de chaque extrême.

Nombreux sont ceux qui, dans les cercles dominants en France, ont raison de remarquer que le wokisme est philosophiquement incohérent – tenter de mettre fin au racisme en promouvant la race – et, s’il est poussé assez loin, s’avère dangereux. La politique de l’identité qui sous-tend l’obsession de la justice sociale occulte l’individualité. Elle subordonne la psychologie humaine – qui est toujours un terrain ambigu – à des platitudes généralisatrices et à des diktats sûrs d’eux-mêmes ; elle nous enferme tous. Le pire, c’est qu’elle a des relents de déterminisme, emprisonnant le présent dans un passé n’en finissant jamais, ce qui empêche l’innocence de tout avenir collectif.

Le wokisme ne s’est pas bien passé en Amérique. La cancel culture y est une réalité, et ses effets ont été toxiques pour le débat et, dans de nombreux cas, pour les prises de décision institutionnelles. La résistance aux objectifs les plus ambitieux du wokisme – l’élimination de la sélection au mérite dans les lycées publics d’élite, le “définancement” voire l’abolition de la police – a pris de l’ampleur, et à la surprise de nombreux progressistes, s’est ethniquement diversifiée. Pourtant, la suppression pure et simple du wokisme en France n’a pas non plus eu de bons résultats. Le constat de l’ambassadeur Rivkin s’applique aux deux sociétés : l’Amérique et la France deviennent plus faibles, chacune étant minées par des divisions internes croissantes – l’une leur donnant trop d’importance, l’autre les niant complètement.

Je reste convaincu qu’une société authentiquement indifférente à la couleur de peau – une société qui reconnaît l’histoire des différences ethniques mais refuse de les fétichiser ou de les reproduire – est le but que nous devons atteindre. Soit nous aboutissons à un véritable universalisme, soit nous nous autodétruisons du fait de nos ressentiment et suspicion mutuels.

Y arriver sera douloureux et, parfois, semblera contre-intuitif. Les poussées woke sont irrésistibles aujourd’hui, et elles le resteront probablement tant que le grand projet mondial de construction de démocraties multiculturelles se poursuivra. La question n’est donc pas de savoir comment éradiquer ces poussées woke, mais comment les canaliser de manière responsable, tout en refusant de succomber à la myopie face à toute identité de groupe.

En principe, il est difficile de nier la supériorité du modèle français de citoyenneté universelle – liberté, égalité, fraternité. Pourtant, dans la pratique, le réflexe américain, épuisant et parfois fallacieux, qui consiste à analyser la vie sociale à travers les notions imparfaites d’identité, parvient néanmoins à percevoir des expériences réelles qui, autrement, seraient rejetées. Ce serait une erreur pour l’une ou l’autre culture de se refaçonner complètement à l’image de l’autre. L’avenir appartient à la société multiethnique qui trouvera le moyen de les synthétiser.

The Atlantic